Le suicide fait couler… l’encre. C’est le constat fait par Edouard Launet, cette semaine, dans Libération : « un livre qui réunit un best-of de ces lettres ultimes (…) et qui a pour titre Ich möchte jetz schließen (« Je souhaite en finir »), vient de faire un joli succès d'édition en Allemagne. L'auteur, Udo Grashoff, est historien de la médecine. Il dit avoir voulu ouvrir un débat public sur le suicide. » Après avoir fait le tour d’horizon des parutions qui concernent le sujet, Launet, de souligner avec l’humour qui le caractérise : « Le suicide pourrait devenir un secteur culturel à lui tout seul. On verrait dans les librairies s'ouvrir des rayons spécialisés ». Plus que l’article, drôlatique au demeurant, c’est son titre - « Le club des suicideurs » - qui a retenu mon attention…
Une nouvelle de Robert Louis Stevenson s’appelle « Le club du Suicide » : le prince Florizel de Bohème et son Grand Ecuyer, le colonel Géraldine, pénètrent déguisés, à la suite d’une rencontre fortuite faite dans un bar à huîtres de Leicester Square, au club du Suicide. Leur guide leur présente l’endroit en ces termes : « Nous savons désormais que la vie n’est qu’une scène où faire le pitre aussi longtemps que le rôle nous divertit. Il manquait encore une commodité au confort moderne : une manière convenable et facile de quitter la scène ; l’escalier de service vers la liberté ; ou, si vous voulez, comme je l’ai dit à l’instant, la porte dérobée de la Mort ». C’est cette topique de la porte chez Stevenson qu’analyse Alberto Manguel pour Transfuge : Manguel, fasciné par Stevenson, comme l’atteste son roman Stevenson sous les palmiers, se livre à une analyse tout à fait pertinente du portrait d’Utterson qui ouvre L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde. L’extrait concerné est incrusté dans la page, et confronté avec certaines phrases du texte original. Manguel parvient à la conclusion que « constamment, dans ce petit roman (…) on a toujours le sentiment que la porte reste fermée sur certains mystères. […] On soupçonne toujours quelque chose de plus terrible qui ne nous est pas raconté. (…) Et pour le lecteur, c’est bien plus terrifiant que si c’était raconté. »
On connaît l’histoire : dans un Londres crépusculaire et labyrinthique, théâtre d’ombres, sévit un étrange oiseau de nuit qui terrifie les petites filles et assassine les notables. Mr Hyde, cet "homme qui se cache" - dans les bas-fonds des villes et des êtres –, à la hideur repoussante (l’onomastique chez Stevenson fait sens) ne défraierait pas tant la chronique des gazettes victoriennes s’il n’était pas mystérieusement lié à l’honorable docteur Jekyll…
Mais "l’inquiétante étrangeté" - pour reprendre la formule que Freud applique à la Gradiva de Jensen –, source de fascination, est ailleurs. Elle réside dans les lacunes narratives d’un récit qui donne pourtant l’apparence, avec la lettre posthume de Jekyll, d’avoir levé toutes les zones d’ombre qui pouvaient subsister.
Dans cet univers essentiellement masculin, le lecteur pourrait légitimement se demander quelles raisons poussent "une fillette de peut-être huit ou dix ans" à se promener seule dans la rue "vers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver" ; de même, quel est exactement l’objet de la requête de sir Danvers Carew auprès de Hyde ? Le récit élude sciemment la question : "L’objet de sa requête ne devait pas avoir grande importance ; d’après son geste, à un moment, on eût dit qu’il se bornait à demander son chemin". Ainsi ce roman, au caractère éruptif du cauchemar, rappelle, par ses non-dits, la structure du psychisme humain, ses refoulements et ses dissimulations.
Avec ce roman, nous sommes de plain-pied dans la problématique soulevée par Simon Leys pour le Magazine littéraire. Leys, qui s’interroge sur l’art de la litote, rapporte l’expérience de Stevenson, qui ne reconnaissait qu’un seul art : l’art d’omettre : « Oh, si seulement j’avais le talent de couper, je n’ambitionnerais nul autre don. Un écrivain qui saurait comment couper, pourrait transformer n’importe quelle gazette quotidienne en une épopée homérique »
Étrangement paradoxale et fort intéressante cette réflexion de Stevenson au sujet de l’art d’omettre. Mieux, de l’art de trancher dans le style. Étrange ce rapprochement entre « litote » et « épopée homérique ». Jusqu’à ce jour, ces deux formes du discours me semblaient parfaitement antinomiques, à plus d’un titre. Je n’aurais personnellement pas pensé à établir une analogie entre l’art de concision qui caractérise la « litote », figure de style très grand siècle (cf. Madame de La Fayette qui boude et néglige les adjectifs) avec « l’épopée homérique ». Qui me paraît à première vue appartenir à un genre plutôt qu’à une figure de rhétorique. Et qui fonctionne, selon mes souvenirs, sur l’art de la périphrase. J’avais autrefois découvert l’existence d’épithètes dites homériques : « Ulysse aux pieds d’argile » ou « l’aurore aux doigts de rose ». Épithètes parodiées par Joyce dans son Ulysse : « Un héros aux larges épaules, à la vaste poitrine, aux membres robustes, aux yeux francs, aux cheveux roux », comme le souligne Bernard Dupriez dans son Gradus (10/18, page 196).
Mais peut-être faudrait-il aller plus loin et commencer par revoir la distinction entre « adjectif » et « épithète » ! Sûr que dans les jours à venir je vais m’empresser de ressortir des rayons de ma bibliothèque les spécialistes de la question. Et pour faire bon poids, bonne mesure, me plonger dans mon Fontanier et mon Gardes-Tamine !
Rédigé par : Angèle Paoli | 31 janvier 2005 à 13:21