Finissons-en une fois pour toutes avec les chiffres ronds, comme le préconise Enrique Vila-Matas (Pour en finir avec les chiffres ronds, éditions Passage du Nord/Ouest) : « Je ne vois pas pourquoi le numéro 100 a plus d’importance que le 101, par exemple. L’origine de cette haine sans bornes pour les chiffres ronds vient peut-être des ces ennuyeuses monographies des suppléments littéraires destinées – de temps à autre et bien souvent sans préavis – à célébrer les anniversaires des gens de lettres. » Pourquoi fêter le centenaire de la mort de Jules Verne plutôt que les 177 ans de sa naissance (8 février 1828) ? Cette semaine encore, beaucoup de magazines réservent leurs colonnes à l’écrivain. Les qualifications ne manquent pas – de celle de « grand-père des Lettres modernes » à celle d’ « Homère des temps modernes » - pour exhumer l’écrivain et son œuvre.
Au-delà de l’intérêt variable des différents articles, et dont le résumé serait fastidieux, il s’agit d’analyser la démarche des journalistes en pareille circonstance. Comme dirait Vila-Matas, « en général, pour une commémoration qui m’intéresse vraiment il y en a 27 de profondément ennuyeuses et qui, par-dessus le marché, m’empêchent d’aborder des personnalités littéraires franchement passionnante sous un regard neuf. » Il faut dire que la presse française semble s’être donnée le mot pour ne traiter que des mêmes sujets. A Lire, Tristan Savin, sous le titre les enfants du capitaine Verne, traite de l’influence vernienne chez les écrivains ; à l’Express, on retrouve un article intitulé les enfants de Jules Verne, mais là Jérôme Dupuis préfère s’en tenir au domaine cinématographique… comme Michel Grisolia, dans son article pour Lire intitulé D’Amiens à Hollywood ! Les millions du rayon Verne, de Daniel Garcia de Lire, trouve un écho vraiment inattendu sous la plume de Jérôme Dupuis pour l’Express, Editions Hetzel, des volumes en or.
Quant aux « vernophiles », ils sont si nombreux, comme chacun sait, qu’on les réutilise : Bertrand Piccard, qui a fait le tour du Monde… en 20 jours et en ballon, pour l’Express et pour Lire, Erik Orsenna, qui a lu tout Verne et prépare « un livre sur le Gulf Stream, sur les traces du Nautilus », pour Lire et pour TDC.
On veille toutefois à adapter le contenu des articles à la ligne éditoriale de chaque canard, histoire d’éviter les couacs.
C’est Jérôme Dupuis qui interview Jean-Paul Dekiss, pour Lire. Le même Dekiss qui, en tant qu’écrivain, réalisateur, directeur du Centre international Jules Verne à Amiens, intervient pour le très sérieux TDC, revue pédagogique qui dépend des éditions du CNDP. Pour parler du capitaine Nemo, dans les colonnes de Lire, il évoque les réticences de l’éditeur de Verne : « Hetzel avait du mal à accepter la dimension anonyme et nihiliste de ce personnage qui coulait des navires sans raison et semblait haïr l’humanité. C’était une sorte de Ben Laden » !!! Pour TDC, il préfère parler de « personnage complexe et emblématique »… Je ne me laisserai pas aller à la tentation du syllogisme...
Jules Verne avait imaginé en son temps « la journée d’un journaliste américain en 2890 », devenu tout puissant grâce à l’invention du « journalisme téléphonique »… Comme nous venons de le voir, le téléphone arabe est déjà en vigueur dans nos salles de rédaction. Au Earth-Herald, on décide des exécutions de condamnés, des guerres. La petite protégée du journal, ce n’est pas tant l’information que la publicité : « Elle rapporte en moyenne trois millions de dollars par jour. Grâce à un ingénieux système, d'ailleurs, une partie de cette publicité se propage sous une forme absolument nouvelle, due à un brevet acheté au prix de trois dollars à un pauvre diable qui est mort de faim. Ce sont d'immenses affiches, réfléchies par les nuages, et dont la dimension est telle que l'on peut les apercevoir d'une contrée toute entière ». Verne était sans doute un visionnaire… Aurait-il prévu qu'un jour les journalistes soient interchangeables, comme les articles ?
Mais quoi d’étonnant après tout puisque l’Express, comme Lire, appartiennent à la Socpresse, et donc à Dassault… Schiffrin écrit dans le Contrôle de la parole : « Dassault parviendra à imposer ses vues politiques et économiques aux journaux passés sous son contrôle ». Bien sûr, on va le croire ! Et pourquoi pas non plus faire le tour du monde en ballon !
Il y a également un très beau numéro de la Revue Europe qui salue le sémillant Jules. Il devait séduisant sans sa barbe celui-ci!
Je suis d'accord avec Vila Matas, de toutes façons, je suis toujours d'accord avec les hommes sexy ;-), mais pour les fachés avec les chiffres dont je fais partie, les chiffres ronds c'st plus facile. Et puis ces zéros, c'est poétique.
Rédigé par : Hecate | 08 février 2005 à 11:18