Les Salons du livre se suivent et se ressemblent. L’année dernière, c’était la Chine qui était à l’honneur. Cette année, c’est la Russie. Des littératures qui depuis la fin de la Guerre froide sortent de l’isolement auquel elles étaient réduites mais sur lesquelles plane encore l’ombre de la censure. On se souvient que l’écrivain chinois Gao Xingjian avait été privé en 2004 de Salon. Les traducteurs de ses œuvres, Liliane et Noël Dutrait, exposaient très clairement la situation dans le Monde du 12 février 2004. D’un côté, Gao Xingjian était « citoyen français depuis 1998, il habite Paris et n’a donc aucune raison de faire partie d’une délégation d’écrivains chinois invités et pris en charge par le Centre national du livre pour le Salon ». D’autre part, il y avait aussi « une nécessité de ne pas froisser les interlocuteurs chinois ». Ainsi, L. et N. Dutrait rappelaient que « le ministre des Affaires étrangères français avait « omis » de prononcer le nom de Gao Xingjian lors de la présentation des « Années croisées France-Chine », de la même façon que le nom de l’écrivain avait été passé sous silence dans une brochure parue en Chine, qui présentait « les prix Nobel de littérature du monde entier ». Ce même 12 février, Libération évoquait le sort d'autres écrivains chinois : Les poètes Bei Dao, Duo Duo et Yang Lian, trois anciens dissidents, « qui appartiennent à la diaspora chinoise, ont été invités par le Salon du livre […] mais, jusqu’à présent, l’Association des écrivains chinois (interlocuteurs de Centre national du livre pour l’organisation de l’année de la Chine) refuse que ceux-ci participent aux tables rondes organisées autour des auteurs chinois".
Qu’en est-il de la censure en Russie ? Si selon Michel Parfenov, interviewé par Pierre Cattan de TOC, « durant toute la période soviétique, étant dans le champ idéologique, la littérature se trouvait entièrement contrôlée (…), à partir de 1986, il y a eu un net relâchement de la censure et des œuvres plus audacieuses ont été publiées. Le point de non-retour a été atteint quand l’Archipel du Goulag est paru dans la revue Novy Mir, en 1989, tirée à 2,5 millions d’exemplaires, ce qui signifiait clairement que la censure n’existait plus. » En février 2004, l’intégrale de l’œuvre de l’écrivain russe Boris Pasternak était pour la première fois publiée dans sa patrie, où son roman Le Docteur Jivago avait été interdit pendant trente ans avant d’entrer sur la liste des lectures obligatoires après la fin du communisme. Ironie du sort : Pasternak comme Gao Xingjian, tous deux prix Nobel de littérature, avaient été tous deux exclus de l’Union des écrivains de leur pays !
D’autre part, comme le souligne Parfenov, « c’est la première fois que les autorités russes, qui organisent des manifestations culturelles à l’étranger, reconnaissent l’existence des gens qui vivent et écrivent à l’extérieur de la Russie. »
Les écrivains russes devraient-ils donc échapper cette année aux mauvais traitements subis par leurs homologues chinois ? Olivier Pascal-Mousselard, envoyé spécial en Russie pour Télérama, ne l’entend pas de cette façon :
« Chassez le politique, il revient par la fenêtre… du salon du livre. Si le Kremlin ne verrouille pas l’édition – comme il le fait avec la télévision – les traces de doigts laissées par le Minpetchat (ministère de l’Edition, de l’Audiovisuel et des Nouvelles Technologies de l’information et de la communication !) sur la liste des auteurs invités à Paris sont bien visibles ». Le nom de la journaliste russe Anna Politkovskaia, « arrêtée à plusieurs reprises pendant ses reportages en Tchétchénie, victime d’une tentative d’empoisonnement lors de la prise d’otages de Beslan », auteur de la Russie selon Poutine, qui, selon Télérama, contient « quelques-uns des plus émouvants portraits de Russes qu’il nous ait été donné de lire », a été « rayé de la liste, sans discussion possible », si l’on en croit les dires d’un organisateur français du Salon. Marc Weitzmann, des Inrockuptibles, va plus loin : « La liste des écrivains invités au Salon du livre relève toujours du périlleux exercice diplomatico-culturel. En cette année russe, il convient donc de trier parmi tous ceux qui ont reçu l’imprimatur poutinien pour ne retenir que certains noms : Bykov, Erofeev, Bitov mais surtout Vladimir Sorokine et Viktor Pelevine » Pelevine qui sera justement l’un des « grands absents de ce salon » : « Il a décliné l’invitation du Salon du livre, arguant que Paris ne sauverait pas son âme »
Outre le bon vouloir des autorités du Kremlin, une autre menace pèse sur la culture russe : les « Jeunesses poutiniennes ». On se souvient qu’en 2002, elles voulaient échanger des livres décadents contre ceux de Boris Vassiliev, qui a consacré la majeure partie de son oeuvre à la tragédie de la Seconde Guerre mondiale dans l'ancienne URSS. Bon nombre de ses romans avaient été adaptés au cinéma à l'époque soviétique. Le 21 mars 2002, le Courrier international publiait dans ses colonnes l’article de Vassiliev, paru dans la Obchtchaïa Gazeta. Bien que pro-Poutine « pour sa politique pro-occidentale », il s’opposait en des termes naïfs à ce terrible marchandage : « Il est vain de vouloir corriger les moeurs. Les principes moraux s'acquièrent avant l'âge de 6 ans, et il ne sert à rien de lutter pour les imposer. Aucun livre, aucune propagande ne pourra rien pour ceux qui n'auront pas appris dans leur enfance à distinguer le bien du mal. »
Ces auteurs décadents, maudits par les « Jeunesses poutiniennes », qui sont-ils au juste ? « Les figures les plus en vue de la jeune scène littéraire russe », comme l’écrit Jade Lindgaard dans les Inrockuptibles : Pelevine, Eroeev, Sorokine ! « Ce groupe autoproclamé que sont les « Jeunesses poutiniennes » avait « notamment fait construire devant leur local, à Moscou, une cuvette de chiotte géante et appelé les malencontreux acheteurs de Sorokine à venir y jeter ses livres. » Il avait aussi organisé un autodafé où ceux qui brûlaient le livre de Sorokine recevaient en échange un «classique russe». Devant la maison de Pelevine, il avait érigé une barricade faite de ses œuvres.
Vladimir Sorokine, publié en France par les éditions de l’Olivier et par Gallimard, sera, lui, présent au Salon du livre parisien, bien qu’il soit de « nouveau menacé de censure en Russie ». Jean-Pierre Thibaudat, de Libération avait révélé l’affaire la semaine dernière : « Les députés de la Douma (la Chambre basse du Parlement russe), dont la majorité est à la solde et aux ordres du Kremlin, ont demandé à la Commission de la culture de «vérifier» le livret de l'opéra les Enfants de Rosenthal, écrit par Vladimir Sorokine sur une musique du compositeur contemporain Leonid Dessiatnikov. La première est prévue au théâtre du Bolchoï le 23 mars. » Jade Lindgaard, elle, préfère parler de « Commission de censure ». Même si le Kremlin aurait enjoint aux Jeunesses poutiniennes « de se faire plus discret et de cesser les poursuites attentées aux artistes », le procédé réservé à Sorokine « pue le camarade Staline », selon l’expression de l’intéressé himself, parue dans les colonnes du quotidien russe Izvestia : « Notre état veut contrôler tous les domaines, y compris la culture »
Dans les autres domaines de la pensée, une certaine continuité est également observable. Alexis Berelowitch, directeur du Centre franco-russe en sciences sociales et humaines à Moscou, confie à Olivier Pascal-Moussellard : « En 1987, avec la fin de la censure, on voit surgir des centaines « d’écrits de tiroirs’. Le critère de sélection est simple : on édite tout ce qui est interdit (…) mais contrairement à l’ex-RDA et à la Tchécoslovaquie, il n’y a pas eu de nettoyage des cadres en Russie. Les anciens profs de marxisme-léninisme ont changé leur fusil d’épaule mais sont restés en poste. »
Irina Barmetova, rédactrice en chef de revue littéraire Oktyabr, et qui a prépublié dans sa revue nombre des auteurs cités plus haut, assure pourtant à Olivier le Naire de l’Express que « la littérature est l'un des derniers espaces de liberté dans ce pays tenu par Poutine. L'ennui, c'est la télévision. Les gens qui déplaisent n'y ont pas accès.» Pour l’écrivain Dmitri Bykov, « le vrai problème tient plutôt à l'autocensure. Une vieille tradition dans ce pays, surtout quand les écrivains, au statut très précaire, se voient proposer par le gouvernement une assurance sociale. A condition d'être «sages» ». La parade? Selon l’article de Le Naire « se faire connaître à l'étranger pour ne dépendre de personne. Las! En France, en Allemagne, aux Etats-Unis, on demande trop souvent aux écrivains russes de conforter nos clichés plutôt que de les combattre. » Bykov ironise même : « Pour s'exporter, il faut parler de la Tchétchénie, des mafias, et donner dans le sensationnel ou le misérabilisme. Le reste, c'est-à-dire l'essentiel de notre vie, n'intéresse pas grand monde.»
C’est ainsi qu’Alexandre Zinoviev, interviewé par François Busnel de Lire, n’est plus publié, ni en France, ni en Russie ! Dissident éternel, « il brocarde non seulement la société soviétique et ses fondements (c’est-à-dire les idéologies globales, celles qui piétinent et annihilent l’individu) mais encore la société occidentale et son idéologie (c’est-à-dire la dictature des marchés financiers et « l’abrutissement organisé de la population par les médias ») » Zinoviev, selon l’heureuse expression de Busnel, c’est « Orwell au pays de Dostoïevski" Résultat : ni la Russie ni la France n’ont jugé bon de l’inviter au Salon du livre de Paris. La presse, quant elle, dans les dossiers qu’elle a consacré à la littérature russe, est resté étrangement muette à son endroit : son nom n’est cité nulle part ! Lui-même crie au complot : « J’ai écrit des romans ces dernières années, dans lesquels j’analyse les travers de l’Occident, notamment La Tragédie russe ou L’Homme global à la demande d’un éditeur français Plon qui a refusé ensuite de les publier. (…) Je suis victime d’une censure non manifeste, cachée, qui ne dit pas son nom mais qui est très efficace. »
D’après Christine Ferrand, rédactrice en chef de Livres Hebdo, la rumeur court que Vladimir Poutine pourrait être « l’invité surprise » de la porte de Versailles. Gageons que la surprise ne sera pas du goût de tout le monde même s’ « il n’ y a toujours pas officiellement de censure en Russie » selon Alexandre Ivanov, directeur de la maison d’édition Ad marginem, qui publie entre autres Sorokine. Les exactions essuyées par certains écrivains russes, prémices d’un nouvel ordre moral ou relents du totalitarisme soviétique ? Olivier Pascal-Mousselard reste mesuré : « Si Poutine est une déception pour tous les auteurs que nous avons rencontrés – et un médiocre entouré de truands pour beaucoup d’entre eux – ce n’est pas un président qui met les écrivains en taule. Il fait son business, ils s’occupent du leur. Qui est d’écrire, d’explorer tous azimuts l’espace sidérant que le big bang a ouvert en 1991 »
Consulter la liste des invités du Salon du livre ici
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