Les mois commémoratifs se suivent et ne se ressemblent pas. Si le mois denier, on s’est ennuyé ferme avec Jules Verne, ce mois de mars consacré à Jean-Paul Sartre et à certains de ses congénères nous promet de belles empoignades critiques. A croire que c’est le propre des grands hommes de ne pas laisser leurs lecteurs dans l’indifférence. Michel Contat, qui s’est confié il y a quelques semaines à Catherine Andreucci, de Livres Hebdo, disait avec beaucoup de pertinence : « Sartre garde encore des détracteurs virulents, ce qui est signe que la radioactivité de sa pensée n’a pas fini d’agir. Tous les intellectuels ont un rapport à lui » A la question que se posait Contat – « Sartre est l’intellectuel qui correspond au moment de la tentative de réalisation du projet communiste. L’échec de ce projet condamne-t-il toute son oeuvre » - les journaux et les magazines ont généreusement répondu cette semaine, chacun selon sa ligne éditoriale et sa sensibilité politique. Au Figaro, on préfère Raymond Aron et on ne s’en cache pas, à l’Humanité, Sartre « va nous manquer » Alors, Sartre, un « petit homme » qui a tout d’un grand ou un nain idéologique monté sur des échasses, pour paraphraser Voltaire à Frédéric II de Prusse : « A tout petit esprit, des dignités, des places /Le nain monte sur des échasses / Que de nains couronnés paraissent des géants ! » ?
Michel Contat, chercheur au CNRS et critique au Monde des livres, y écrit : « A travers Sartre, c'est à toute une génération que l'on voudrait ici rendre simplement hommage, fût-ce pour la contester. Elle a puissamment contribué à éclairer le monde. On n'est jamais trop intelligent. Ou bien l'intelligence continue-t-elle d'offenser ? Mais celle de Sartre opère-t-elle encore pour notre temps ? » Et comme le magazine l’Histoire, le mois dernier, Contat croise les portraits. Les figures d’Aron et de Nizan sont convoquées. Pascal Ory écrivait le mois dernier pour l’Histoire : « En cette seule année 1905 sont nés pas moins de quatre philosophes français appelés à marquer, chacun à sa façon, l’histoire intellectuelle mais aussi politique de ce pays, voire de quelques autres. (…) Ces quatre personnages ont, à plusieurs reprises, croisé leurs destins, parfois œuvré ensemble, polémiqué l’un avec l’autre et, pour trois d’entre eux, se sont payé le luxe d’être, plusieurs années durant, des amis intimes. Ce cas de figure-là est assez peu fréquent dans l’histoire intellectuelle pour mériter qu’on s’y attarde. » Paul-François Paoli et le Figaro littéraire auraient bien aimé pourtant manquer à l’appel :
« Commémorer le centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre, qui refusa l'idée d'héritage et de postérité, n'est-ce pas un non-sens ? La cocasserie semble échapper, en tout cas, à ces disciples énamourés qui publient, aujourd'hui, des ouvrages en hommage à leur maître à penser (…) Si Annie Cohen-Solal, Michel Contat ou Bernard Lefort cèdent par trop à l'hagiographie, et considèrent que c'est moins Sartre qui s'est trompé que le monde qui lui a fait faux bond, d'autres essayistes comme Denis Bertholet ou Alfred Gomez-Muller nous livrent des réflexions passionnantes sur la vie, les oeuvres et les engagements multiples de celui qui occupa, après la Seconde Guerre mondiale, la place qui fut, autrefois, dévolue à André Gide. »
N’en déplaise à Paoli, Jean-Louis Hue est là, dans le hors-série du Magazine littéraire pour rappeler que « Sartre, pourtant, détestait les honneurs et les ditincrtions officielles. Sa notoriété croissante ne cessait de l’agacer. Il refusa la Légion d’honneur, une chaire au Collège de France, et rien moins que le prix Nobel. L’édition de ses œuvres dans la Pléiade ne fut pas une mince affaire, tant il redoutait un enterrement de première classe. Dans sa haine des valeurs petites-bourgeoises, il n’aurait sans doute pas manqué de stigmatiser notre manie des célébrations posthumes, signe d’une époque qui, faute d’avenir, se penche sur son passé avec une complaisance morbide. » Et selon Jean Daniel, du Nouvel Observateur, même si « Albert Camus avait toutes les raisons de lui être hostile: il n’en était pas moins impressionné, sinon parfois écrasé, par la dimension torrentielle de ses virtuosités dialectiques. Raymond Aron, on le sait – et quel mérite –, disait: «Sartre est un génie, pas moi.» » Et Raymond Aron alors ? Ne se retournerait-il pas non plus dans sa tombe d’être devenu, le temps d’un article, le maître à penser de Jean-Pierre Raffarin ? Raffarin qui, dans le Figaro écrit : « Raymond Aron donne toute sa justesse à l'engagement politique quand il affirme : «Toute ma vie en tant que journaliste, je me suis posé la question : qu'est-ce que je ferais à la place des ministres ?» Et je me dis avec nostalgie : «Pourquoi n'est-il plus là ?» Sûrement pour ne pas lire la suite de l’article, à mourir de rire, tant il sert de prétexte à un discours politique à peine déguisé : « Pour moi, la politique, c'est pour reprendre la définition d'Aristote, «la recherche du bien commun», la recherche du bonheur de ceux qui vivent ensemble, plutôt que l'affrontement cher à Carl Schmitt entre «amis» et «ennemis». Et la question : c'est comment parvenir à ce bien commun ? Un homme politique, ce n'est pas celui qui décrit ce qu'il faut faire, c'est celui qui y arrive. Et le meilleur moyen d'arriver à ses fins, c'est la juste mesure. Aron écrivait dans ses Mémoires : «En leurs meilleurs moments, les sociétés occidentales me paraissent accomplir un compromis exemplaire.» Je suis un partisan de ce «compromis exemplaire» que je définis aujourd'hui comme un humanisme. Je regrette beaucoup que, face au matérialisme historique, les responsables politiques aient choisi d'opposer la pensée technicienne plutôt que la pensée fondée sur l'homme et sur les valeurs qu'avaient renouvelées en leur temps Emmanuel Mounier et Marc Sangnier. » Maurice Ulrich, dans l’Humanité, use de beaucoup moins de circonvolutions pour dire son admiration pour Sartre : « Est-ce assez dire qu’en ces temps de boutiquiers du grand capitalisme, de Seillières arrogants, d’intégrismes de tous poils, Jean-Paul Sartre nous manque. Bien sûr, Sartre avait raison. Vingt-cinq ans après sa mort, en 1980, il a toujours raison. » Michel le Bris écrivait déjà en 2000 : « Je ne me considère pas comme « sartrien » si tant est que ce mot ait un sens (…) mais il reste un exemple (…) : l’exigence morale, la capacité à dire « non ». (…) Et je considère comme un honneur de l’avoir retrouvé ainsi, dans l’après-68. Diffamé, moqué, insulté, toujours aussi rebelle. Etranger, décidément, à cette époque de pensées tièdes, de petits calculs, de petits renoncements. Et c’est très bien ainsi »
Stéphane Denis, chroniqueur au Figaro, résume assez bien la situation : « Ceux qui ont connu Sartre rappellent avec émotion ses grandes qualités, parmi lesquelles l'intelligence, la générosité. Ceux qu'il a insultés ne sont plus là pour répondre, car ils sont morts. Les dieux qu'il s'était choisis aussi, comme l'URSS. Côté postérité, je n'en vois pas. Les grands écrivains ne font pas de petits ; mais les penseurs, oui. Et Sartre était un penseur. » Et Stéphane Denis de rajouter : « Rapprocher Sartre d'aujourd'hui semble une entreprise désespérée. Mieux vaut s'intéresser à son époque, sur laquelle il a beaucoup écrit. On la voit d'abord à l'oeuvre dans ses livres, auxquels elle n'a pas forcément rendu service. » En cela, il rejoint Michel Serres, qui est l’invité du mois à Livres Hebdo. Sartre, un auteur ? : « La racine du mot apparaît dans le verbe latin augeo, augmenter, faire croître. L’auteur augmente, magnifie, développe, rehausse, enrichit, fait progresser (…) D’où il suit que si l’auteur diminue, appauvrit ou désespère, il n’a plus droit à ce titre (…) Nulle critique ne vaut une œuvre. Voici, maintenant, les mots de la famille de diminution : minus, « ministre, administration » » Entre Raffarin et Sartre, l’étymologie a choisi depuis belle lurette !
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