Interrogé il y a quelques semaines par Catherine Andreucci de Livres Hebdo au sujet de « l’alter édition », Eric Hazan dressait ce constat : « Qui dit grandir dit perdre son indépendance. Comme dans une spirale, l’augmentation du chiffre d’affaires crée des besoins de trésorerie et l’endettement est inévitable. A terme, vous êtes mort, ou bien vous entrez dans un groupe plus grand que vous, et c’est fini. » Qu’est-ce qui est fini au juste, pour celui qui a quitté Hachette il y a quelques années, après lui avoir laissé la maison d’édition d’art Hazan ?
A la fin de la semaine dernière, les éditions du Cherche Midi sont tombées dans l’escarcelle d’Editis, contrôlé par Wendel Investissements. Les grands quotidiens nationaux, qui se sont empressé de diffuser la bonne ( ?) nouvelle, ne semblent pas attristés.
Pour Marie-Ange Bouzet, de Libération, « cet accord est un mariage (fortuné) et non un acte de décès. » Jean Orizet, quant à lui, se dit ravi de convoler avec Editis : «Cet adossement assure notre croissance, explique. Mais nous n'avions rien demandé : on nous a fait des propositions. Et nous n'avons signé qu'à la condition expresse que notre indépendance éditoriale serait préservée en toutes circonstances.» Mais cette espérance du fondateur du Cherche Midi est-elle compatible avec les ambitions d’Editis ? Il suffit de lire le papier de Martine Orange, paru dans le Monde, pour comprendre entre les lignes ce qui se joue dans ce marché de dupes : « Regrettant d'avoir perdu la place de numéro un de l'édition française, Editis aimerait bien un jour la retrouver. En attendant, il s'est fixé comme objectif de réaliser 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires, très vite. » Gide qui prétendait qu’on ne faisait pas de la « bonne littérature avec de bons sentiments » pourrait dire aujourd’hui qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de gros sous ! Antoine Gallimard, qui s’était vivement opposé, on se le rappelle, au rachat d’Editis par le groupe Lagardère, confiait ces derniers jours à Zyed Krichen, de Réalités online sa vision du monde de l’édition : « Le monde de l’édition internationale est devenu de plus en plus vorace. On parle d’OPA, d’acquisitions, de fusions. Qui seraient les premiers perdants: l’éditeur, le libraire, l’auteur ou le lecteur? Le premier perdant serait le lecteur. Pour garantir la diversité, il faudrait qu’il y ait différents acteurs et que chaque acteur puisse avoir accès au marché. » On ne saurait mieux dire. L’ironie du sort veut qu’en rejoignant Editis, le Cherche Midi change de distributeur et passe de la Sodis, le distributeur de Gallimard, à Interforum. « Comme souvent en matière d'édition, c'est la distribution qui a été l'élément déclencheur » selon Thiébault Dromard, du Figaro. Catherine Andreucci, dans son article sur l’alter édition, parlait d’un « seuil à ne pas dépasser, de huit à dix titres » … « Mais avec très peu de titres à son actif, une maison d’édition aura toutes les peines à trouver une structure professionnelle de diffusion et de distribution. » Ainsi, « distribué par Gallimard, Le Cherche Midi veut développer un mode de distribution qui puisse lui permettre de gagner la librairie de deuxième niveau (librairie de quartier). Il se tourne donc vers les deux géants de la distribution dans le secteur, Hachette et Editis. » Philippe Héraclès, éditeur au Cherche Midi, va plus loin : « Editis comprend vite que notre problème dépasse celui de la distribution et nous propose clés en main des solutions pour le développement de notre maison comme des offres en matière de comptabilité analytique et de services généraux et un contrat de distribution ad hoc.»
Quelques petites maisons d’éditions ont su trouver des parades au dilemme de la distribution. Ainsi, Les Oiseaux de passage, Points de suspension, Quiquandquoi, Esperluète et Passage piétons ont formé une association, Les Editeurs associés, afin de trouver ensemble un diffuseur-distributeur. Depuis septembre 2004, c’est la CED (Centrale Edition Diffusion) qui s’en charge. François Maspéro, dont la maison d’édition La Découverte a été également avalée par la baleine Editis, chroniquait au mois d’avril le dernier essai d’André Schiffrin pour la Quinzaine littéraire. Il rappelait l’urgence d’un sursaut de l’édition française face à la politique de concentration menée par les grands groupes : « Sinon, la situation actuelle risque bien de déboucher sur cette alternative : ou bien les nouveaux investisseurs parviendront à la rentabilité qu’ils escomptent, et c’est le déclin assuré, la stérilisation, voire la disparition de l’indépendance de presque tout ce qui s’écrit et se publie en France ; ou bien ils y échoueront et, pas fous, ils retireront leur mise pour la réinvestir dans des secteurs plus rentables (les OGM, par exemple). Il ne nous restera plus alors qu’à contempler le paysage après la défaite et à nous demander comment recoller les morceaux. Si tant est que ce soit possible. »
A l’heure où Livres Hebdo mettait sous presse, l’information était encore à prendre au conditionnel : « Editis pourrait acquérir le Cherche Midi »… C’est chose faite depuis le 28 avril… Une page plus loin, le magazine des professionnels de l’édition annonçait la nomination d’ Erwan Taton au poste de directeur financier du groupe Editis : « Diplômé d’HEC, il a exercé des fonctions financières dans divers groupes du textile, de la pharmacie et de l’agroalimentaire. En 1995, il rejoint Legris industries, un groupe diversifié dans les industries de la mécanique. » Editis cherche à mettre un tigre dans son moteur, inutile de chercher midi à quatorze heures ! Quant à Philippe Héraclès, qui se présente sur le site du Cherche Midi comme éditeur et épitaphier, espérons qu’il ait rédigé la sienne car il vient de signer son arrêt de mort !
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