« Lorsqu’elle vampirise des proches et entre dans l’intimité d’une famille, d’un couple, la littérature peut faire mal, très mal. Elle peut même tuer. De François Nourissier à Serge Doubrovsky en passant par Lionel Duroy, des écrivains témoignent. » Après l’affaire Camille Laurens, l’affaire Marianne Denicourt, le sujet développé par Anne Crignon dans le Nouvel Observateur pourrait sembler d’actualité. Le phénomène ne date pourtant pas d’hier ! La journaliste rappelle très justement le chagrin mortel de Montesquiou, après qu’il s’est reconnu dans les traits du baron de Charlus. Ce genre de petits meurtres entre amis n’est donc pas structurel à l’autofiction. Un article du Figaro Magazine, en septembre 2001 relatait dans sa rubrique « Livres » que la mère de Michel Houellebecq, s’estimant mise en cause dans Les Particules élémentaires, était en train de rédiger une réponse à son fils ! La lecture narcissique n’est pas le propre du genre autofictionnel.
D’autre part, rappelons que dans le mot d’ « autofiction » s’entend celui de « fiction ». Michel Leiris, sûrement l’un des précurseurs du genre, devient le personnage du roman de sa vie, et par ricochet tous les êtres dont il évoque l’existence. Un écrivain ne travaille pas ex nihilo, il a besoin de supports réels, ferments d’une construction imaginaire. Tous les écrits sont à clef.
Le temps a passé, et nous manquons certainement de culture, pour que nous puissions reconnaître sous les traits de la Princesse de Clèves ou de la Marquise de Merteuil les traits d’une personne peut-être réelle…
« Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. » Qui n’a jamais mesuré l’ironie d’une telle mise en garde ? « Chaque homme porte en lui la forme de l’humaine condition », c’est une des leçons de l’humaniste Montaigne : « Elle souffre et pleure dans vingt villages de France, à cette heure même ». Elle, c’est la « pauvre Bovary » de Gustave Flaubert, comme il la nomme dans une lettre écrite à Croisset à madame Cohen en août 1874. Fiction et réalité sont intimement liées, depuis que le roman s’est voulu mimétique, c’est-à-dire depuis toujours. Les suicides des enfants du siècle après la lecture de René ou des Souffrances du jeune Werther attestent le fait que la littérature puisse tuer, quel que soit le genre dont elle se revendique.
L’autofiction ne rompt pas le pacte fictionnel. Le lecteur qui le croirait serait bien naïf. Peut-on se prévaloir de détenir la vérité d’un être, assemblage complexe de pièces rapportées ? C’est accorder à l’écrivain un crédit qu’il n’a pas ! Il m’est arrivé une fois de reconnaître, au détour d’une page, une personne avec qui j’avais été intimement liée. Elle était mise en scène de manière plutôt compromettante… Mais si j’ai pu l’identifier, c’est que je connaissais au préalable les rapports qu’elle avait entretenus avec l’écrivain. Jointe par moi quelques heures plus tard au téléphone, elle a nié que la scène rapportée se soit déroulée ainsi : le jeune auteur s’était laissé emporter par un fantasme ancien.
C’est peut-être aux éditeurs qu’il revient d’évaluer l’étiquette sous laquelle ils vont publier un livre. Peut-on confondre les révélations d’une personne célèbre, comme celle de Justine Lévy, et la Règle du jeu de Michel Leiris ? : « Tous ces auteurs de l’autofiction, que l’éditeur Jean-François Colosimo appelle les «petits sténographes du réel», exposent sciemment l’entourage, ça fait partie de leur art. «Ils sont reporters de leur vie et rapporteurs de la vie des autres, poursuit-il. L’écrivain s’inspire forcément des choses de sa vie, mais l’étape de transformation est omise chez les petits rapporteurs. Très peu de précautions sont prises pour ne pas exposer les autres »… En sachant, pour reprendre le sous-titre d’une pièce de Beaumarchais, qu’il ne s’agirait que d ’ « une précaution inutile. »
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