Une amie, lectrice assidue de Jean-Claude Pirotte, m’écrit il y a quelques jours : « Je rêve ou le Fig littéraire est bourré de fautes ? » Je souris, venant moi-même de faire mon mea culpa à la suite d’un commentaire d’un lecteur… Cette fois, l’article incriminé, ce n’est pas moi qui l’ai écrit, c’est Sébastien Lapaque…
Au sujet du dernier ouvrage de Pirotte, Une adolescence en Gueldre, on peut lire : "Il a beaucoup lu et beaucoup donner à lire" ou bien encore « La manière du romancier belge à des grâces que n'ont pas les romans sous-écrits qui encombrent présentement les tables des librairies. »
Mais que fait la police ? Trêve de plaisanterie, cet article m’a rappelé le charme qui s’était emparé de moi à la lecture de Mont Afrique, de Pirotte. Voici une lecture de ce texte dédié à l’écrivain Eric Holder et paru en 1999 aux éditions du Cherche-midi - qui ont depuis perdu leur belle indépendance éditoriale - puis en Livre de poche en 2001.
"Mon histoire avec le Mont Afrique n’a rien d’exemplaire. C’est une histoire décousue, un peu comme ma vie je suppose." Pirotte surenchérit : "J’ai beau convoquer le romanesque en toute candeur, il n’en fait qu’à sa tête, et souvent il s’échappe quand j’imagine le tenir." Celui pour qui le modèle de la perfection romanesque serait "Tristram Shandy" dit ignorer ce qu’est un roman. Peut-être parce que sa vie et ses écrits sont intimement liés : "Je ne peux pas écrire des romans parce que des romans je n’arrête pas d’en vivre." Pour cet avocat devenu un paria, il est nécessaire de faire de sa vie une fiction, de s’inventer, de s’ "imaginer la créature ignorée d’un romancier prodigue" (Dhôtel, Audiberti, Mac Orlan) : "Ce n’est qu’à ce titre que je me trouve « en vie », que je « figure » et que je chemine."
Ce cheminement, qui est celui de l’errance, vagabondage d’une mémoire capricieuse et hésitante, figure le fugitif qu’il est, retranché sur les flancs du Mont Afrique pour échapper aux gendarmes. Ainsi s’expliquent les tergiversations du récit de Pirotte : "Il suffit de se laisser conduire, de suivre distraitement la route inconnue qui mène d’une intrigue à l’autre." Sous sa "plume habituée des anciennes lunaisons" reviennent "les éclats mémorables et fugitifs d’une vie révolue" : les amis Fritz et Wim, la maison de la Maladière, les voyages en Hollande, les bistrots où l’on boit les vins de Bourgogne, les rapts et les abandons des femmes aimées. Ecrire aurait « la spécieuse vertu d’effacer les bienfaits du temps et de l’oubli…" Mais à qui destiner ces visions éclatées sinon "aux morts, aux survivants" qui réconcilient en lui "tous les passés anarchiques, les souvenirs et les fables, avec le présent douteux qui s’insinue dans le cours disloqué du récit" ? Le temps de l’écriture et le temps du souvenir se superposent, déteignent l’un sur l’autre jusqu’à leur disparition. Cette esthétique de l’éclatement, du diffracté, répond à une poétique de l’effacement. Pirotte le déplore : "Je perds le monde à chaque pas". Le Mont Afrique, lien ténu de ce récit échevelé, pâtre promontoire où s’en reviennent les brebis égarées, lieu où se rejoignent passé et présent, participe de cette poétique : "Le Mont Afrique, cet aimant d’une vie sans entrave, se dresse aussi comme l’évidence aveugle de la disparition sans retour."
Pirotte parvient à un scepticisme proche de la négation de tout savoir : "On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Mais qu’est ce que j’en savais ? Je savais l’existence et l’abandon de Rani, les longs cils sournois de la servante, l’âpreté de l’aligoté, je savais des vers de Rimbaud, de Laforgue ou de Larbaud, et la façon de dire sans y croire je t’aime en javanais. Je ne savais rien, et je me préparais à en savoir de moins en moins, car l’ignorance est ma seule compagne."
Dans ce récit inachevé qui s’effiloche à l’infini - Pirotte l’assume - lui qui dit "je n’achève pas les histoires que j’entreprends de raconter" – le lecteur se laisse entraîner par cette myopie du récit jusqu’à l’aveuglement : "Nous sommes au monde sans voir le monde". C’est qu’il ne s’agit pas tant d’accéder aux vues d’un écrivain sur le monde que d’épouser la fluidité d’un ressenti, poétique dans tous les sens du terme : "Le narrateur qui m’habite ne s’inquiète guère de la qualité, de la texture même, du récit, cela ne compte pas, ce qui compte c’est que les mots viennent ou ne viennent pas." Ce livre, aux accents tendres de la saudade, possède "la brillance de l’étoile", qui étincelle encore alors qu’elle n’est plus déjà que le souvenir d’un passé perdu.
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