À Noël, on offre parfois des livres pour une page seulement… Aperçu de ma bibliothèque intime…
"L’homme ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car il n’a qu’une vie et il ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures.
Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul ?
Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau.
Tomas se répète le proverbe allemand : « einmal ist keinmal », une fois ne compte pas, une fois c’est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout"
Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Folio n° 2077, p.30
"Dans quelques années, l’année prochaine peut-être, je verrai tout cela comme des choses arrivées à un autre, dont les impulsions et les erreurs de jugement étonnent et divertissent ; et le cours de mes pensées d’à présent, si je me les remémore avec exactitude, me fera l’effet d’une pauvre chose lointaine, infirme, à peine drôle, et pathétique. Alors ni celle-ci, qui m’occupait tant, ni les autres ne compteront plus. Et même maintenant, si je me donne la peine de démêler ce qui se passe en moi, même maintenant, ni l’une ni les autres ne sont des atouts dans mon jeu. Dans cette espèce de partie de cartes que je joue tous les jours avec moi-même et dont l’enjeu est ma satisfaction personnelle, cette vague approbation, ce contentement qu’on éprouve à la fin d’une journée bien remplie, elles ne sont pas atout. Tout au plus des figures, qui comptent pour quelques points, mais qui ne me feront pas gagner. Je peux les jouer. Et en restant seul ici, je les joue. Et ce sera une impression curieuse et assez agréable quand, reprenant des cartes au talon, un jour ou l’autre, je les relèverai,- pour les rejouer aussitôt. Peut-être surtout à cause des souvenirs qu’elles feront reparaître : le pays où cela se passait, le temps qu’il faisait, ce qui m’occupait, ce que j’avais en train, les vers ou la musique qui chantaient dans ma tête, tout le mouvement de ma vie, auquel elles étaient mêlées, étant les seules personnes, alors, que j’aimais regarder vivre, les seules assez agréablement indifférentes, après tout (oui, ce n’est que cela) pour faire partie de ma solitude, le seul et léger, lien qui me rattachait aux gens. Et c’est probablement à Inga que je penserai avec le plus de plaisir. A cause de Finja, d’abord. Je me rappelle, quand nous étions à Elseneur, regardant la côte suédoise, en face, un peu avant le départ pour Finja, je lui ai récité la fin des « Deux pigeons »
« Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines… »
Oui, pendant une semaine nous avons été amants ; nous ne l’avions pas été avants, et nous ne l’avons jamais été depuis ; c’était comme si, malgré nous-mêmes, en dehors de nous-mêmes, sa vie et la mienne s’aimaient. Et ensuite, à cause de l’absence complète de souffrance, dans le temps passé ensemble depuis. La bonne camarade qui ne disait jamais non ; la compagne, et parfois le compagnon (« Ces deux types ») des promenades aventureuses ; découverte des villes, jeux sur les plages, fêtes populaires, visites aux quartiers dangereux. Et quelquefois le partage et l’échange de notre butin. Inga et ma jeunesse, ces années de ma jeunesse, ce qu’il y aura de meilleur dans ces années-là. Mais je prévois aussi le temps, pas très éloigné, où, cette période de nos deux jeunesses étant passée, nous cesserons de nous réunir. Surtout à ce moment-là, laisser faire ; ne pas chercher à prolonger la longue aventure ; ce serait une faute de goût ; des points de suspension ; de blanc ; et un nouveau chapitre commence, en belle page. Mais savoir, ou deviner, qu’elle continue à être heureuse. Et puis il pourra y avoir une rencontre fortuite ; mais ce sera sur un autre plan. Mademoiselle Ingeborg. Monsieur Francia. Quelle agréable surprise ! Peut-être dans un restaurant, ou sur le pont d’un bateau, ou dans le couloir d’un wagon. Elle, avec la nouvelle amie, la cara, la diletta, l’ « unica ». Et moi, tout seul, probablement."
Valéry Larbaud Amants, heureux amants... p. 153-155
Chère Eli,
Merci pour ce "florylège", voici deux extraits de mon anthologie personnelle qui plairont à tous les curieux :
"Cours de langue à Lisbonne
Pour Dagur Sigurdasson
En raison de sa carence en adjectifs, un garçon de café du Brasileira alla suivre un cours dans sa propre langue. Après trois semaine, lorsqu'il reprit son travail, tout avait changé ; la vieille femme toujours occupée à la même table à lire un gros livre, était morte, et à la place des portraits sur les murs, il y avait un miroir si profond que le prix des consommations avait augmenté. Le garçon de café ne put trouver un seul mot pour décrire ce qu'il voyait ! L'espace d'un instant, il pensa que le cours de langue avait été une perte de temps et d'argent mais avec l'aide de ses collègues, il finit par admettre qu'il n'y avait plus besoin d'adjectifs ; son apprentissage était terminé et il s'habituerait aux changements sans s'en apercevoir."
Bragi Olafsson (poète et romancier islandais contemporain, grand amateur de Max Jacob) - traduction : Henri Deluy - Liliane Giraudon - et l'auteur.
"Le vieux paysan
Dieu, c'est dans un village sauvage, rebelle à tout jardin,
Un très vieil homme brûlé de sueur, qui travaille comme un jeune.
Et personne jamais ne songe : "On devrait le récompenser !".
Il faut dire que lui-même ne veut jamais se reposer,
Il veut encor prendre la tête quand on fauche les foins
Et pendant les battages il est aux postes les plus durs.
Même la nuit il tourne et se désole dans les champs,
Il fait pousser une herbe, soigne là-bas l'âme d'un arbre,
Se courbe sur les semailles d'un air méfiant, mécontent,
Et ce n'est pas facile d'aimer un vieux qui vous agace tant.
Et voilà dans ce grand village ce très vieux père,
Qui médite près des meules pendant la sieste en été ;
Il ne faut pas le déranger pendant qu'il fume,
Accoudé sous sa pipe, entoiletté de feuilles ;
Il contemple avec une inquiétude inerte cette étendue
Où pèse sur lui quelque chose qu'il ne sait pas nommer,
Et nul ne peut lui dire que c'est la solitude ;
Il a mis de travers sa casquette couleur de ciel d'hiver
Et se voûte comme un homme du peuple tout à fait ;
Il a déjà beaucoup peiné, mais n'a jamais songé qu'il peine
Ce qu'il a pu se dire lui tire les traits.
Ah ! oui il y en a dans le pays deux ou trois, pleins de science
Qui vous expliquent : "Ceci s'appelle solitude, ceci s'appelle souffrance !"
Souvent il les voit venir vers lui, tenant toute la place,
Il se demande ce qu'ils peuvent bien savoir,
Ce qui leur a pris de nommer ainsi ce qu'il faut vivre et taire,
Et sans leur faire jamais signe il se dérange pour qu'ils passent.
La nuit, les paroles, plus près de lui, vont et viennent,
Légèrement comme les ombres qui restent des objets,
Mais cet homme trop vieux les fuit, les écarte du coude ;
Même les mots qui font du bien lui meurtrissent son âme rude.
Pendant que sa maison se voûte, que l'ombre tombe
Sur les plaines, toujours les mêmes, où s'abat constamment
La mort sur les herbes, les arbres, les chevaux, les paysans,
Il dit, presque trop bas pour qu'un ange puisse écouter :
"Laissez-moi m'occuper encore. J'ai beaucoup à faire ici.
"Ce n'est pas, comme on le croit, que je crains pour ces étoiles :
"Elles sont beaux grains passés au crible, grains d'or sauvés, très fiers,
"Et plus jamais le sol céleste n'aura besoin de mes labours.
"Non, si je veux rester, c'est à cause de ces plantes,
"De ces avoines, de ces hommes, de ces eaux fuyantes ;
"Ici ceux qui n'attendent pas la mort inventent des tueries.
"Et c'est ma condition de Dieu de regarder sans les comprendre
"Ces champs d'où tout s'en va, cette ferme où tout est gaspillé,
"Où, quoi que je fasse, pas un seul brin d'herbe n'est mis de côté.
"Laissez-moi ! Il faut que je reste encore à travailler,
"Tard dans la nuit, avec courage, avec joie, avec désespoir."
Armand Robin (1912-1961)
Rédigé par : Cercamon | 23 décembre 2005 à 19:11
J'oubliais, à tous :
Egu berri on
Eta urte berri on !!!!
Rédigé par : Cercamon | 23 décembre 2005 à 19:15
Hum, à lire ces quelques phrases me revient à l'esprit l'agrég 2003!!dont je vous épargnerai l'analepse...
Ah! si tous les amants pouvaient se doter d'une telle élégance, combien de femmes heureuses feraient-ils! Comprendre alors l'hésitation des héros liseurs de Larbaux, qui vivent leurs histoires d'amour à l'image des livres dont ils jouissent, plus ou moins précieux, mais quoiqu'il en soit multiples:
"inutile de jouer la difficulté et de vouloir se procurer à grands frais de temps des exemplaires hors commerce, alors que les mêmes ouvrages sont en vente partout " (p. 670)
Toutefois, les personnages féminins du recueil ne semblent pas posséder un esprit des plus éveillés, certes touchants mais dont au final on finit par se lasser:
« Et Marc, agacé, n'avait pu s'empêcher de lui dire : « Édith, laissez donc vos philosophes et ne lisez que les livres qui vous amusent. - Ohl mais c'est de l'hédonisme tout pur! » Elle avait raison : c'était de l'hédonisme; mais Marc se demanda si elle savait exactement le sens de cet affreux mot, et si elle ne croyait pas à l'existence d'un philosophe qui se serait appelé Hédon. Dès lors il la laissa divaguer, et citer dans une même phrase Swedenborg, Kant et Bergson, comme cela lui arrivait quelquefois. C'était même touchant : elle était devant la vie
intellectuelle comme un enfant devant un piano dont il ne sait pas jouer, et qui s'émerveille lorsque, en frappant des touches au hasard, il réussit à produire un accord. » (p. 550)
Larbaud, l’homme des happy few, propose ici une lecture à double tranchant, mêlant entropie de l'aventure, fiction d'une part et d'autre part, banalité, mélancolie issues du retour à la réalité. Edith en fait les frais:
« c’était comme si elle se fût déjà un peu effacée de sa mémoire, et qu’elle ne fût plus qu’une ombre dans sa vie » (p.366).
Merci à vous Eli, de nous faire partager ces merveilleux écrits. Et nous, amants, hommes, femmes, savourons cette leçon d'élégance à toute épreuve. Prolonger le secret de la beauté par le biais du souvenir et jouissance à tous les temps: passé, présent et enfin, lorsque la raison ou l'ennui prend le pas sur la passion, au futur également, avec tout autant de plaisir. Sans regret ni remord, ressentir à nouveau la beauté de l'instant.
Mais je m'emporte et me laisse égarer, je vous rends votre page. Veuillez pardonner mon intrusion:)
ps: Vaste sujet que celui de l'hésitation, du doute. Décider de ne plus s'y adonner! Lorsque ceux-ci surviennent, en déduire que le choix est déjà fait. Vivre la vie dans la vie, avec ou sans fiction, mais vivre! Cela n'engage que moi mais c'est une autre histoire!
Très bonnes fêtes à vous Chère Eli:)
Rédigé par : Zeugmaelle | 24 décembre 2005 à 22:08