Qu’on ait aimé ou "détesté" les œuvres de certains tenants de "l’autofiction", on ne peut nier l’évidence : cette littérature ne laisse pas indifférent, preuve de son importance et de son originalité dans le monde des lettres.
Si l’on s’en tient à la stricte appellation de "roman", l’autofiction s’affiche comme on ne peut plus romanesque. Umberto Eco rappelle qu’aborder un texte narratif signifie adopter une règle fondamentale : le lecteur passe tacitement un pacte fictionnel avec l’auteur, ce que Coleridge appelait "la suspension de l’incrédulité", c’est-à-dire que pour être pris au jeu de la lecture, le lecteur doit feindre de penser que ce qui lui est raconté est vrai.
À ce sujet, Eco relate une anecdote drolatique : au chapitre 115 du Pendule de Foucault, le personnage Casaubon, dans la nuit du 23 au 24 juin 1984, après avoir assisté à une cérémonie diabolique au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris, parcourt, comme possédé, toute la rue Saint-martin, traverse la rue aux Ours, arrive au centre Beaubourg puis à l’église Saint-Merri, et sillonne diverses rues avant d’atteindre la place des Vosges. Eco raconte comment il avait lui-même fait très souvent le même parcours que son personnage, avec un magnétophone et un ordinateur muni d’un puissant logiciel "capable de dessiner le ciel de n’importe quelle année à n’importe quelle heure, sous n’importe quelle longitude et latitude, pour se familiariser avec l’histoire et s’identifier à ses personnages". Or, après la publication du roman, Eco reçoit une lettre d’un de ses lecteurs qui est allé éplucher les journaux du 24 juin 1984 et qui s’étonne que Casaubon n’ait pas remarqué l’incendie qui avait enflammé, ce soir-là, l’angle de la rue Réaumur – rue qui croise effectivement la rue Saint-Merri !
Certains exégètes des Liaisons Dangereuses n’ont pas fait mieux en supputant l’identité "réelle" de la Merteuil ou de Valmont, faisant du roman un "roman à clés" (si l’on veut pousser cette démarche à l’extrême, on pourrait affirmer que tous les romans sont "à clés", hormis peut-être les romans de science-fiction et les contes de fées).
C’est aussi la stratégie textuelle des romanciers du 18e siècle, à l’époque où le roman est critiqué en vertu de son essence mensongère, d’afficher la véracité de leurs propos : Les Liaisons dangereuses, Manon Lescaut, Paul et Virginie, les Lettres portugaises reposent la même antienne : moi Laclos, moi l’Abbé Prévost, moi Bernardin… je suis l’écrivant ou l’éditeur de lettres ou de témoignages qui m’ont été confiés. Tout ce que j’écris a réellement existé.
Ainsi, l’autofiction, qui nous livre les clés en ne masquant pas sous une initiale ou sous un pseudo les "noms réels" de ses personnages, devrait combler "le phantasme de référentialité" du lecteur. Pourtant, il n’en est rien. Paradoxalement, l’autofiction n’est même pas considérée comme un "nouveau roman" mais comme un "anti-roman", de la même façon qu’on a pu parler au début du vingtième siècle d’"anti-héros".
Là où le bât blesse, c’est que le lecteur ne peut plus feindre, ne peut plus "se la raconter", L’autofiction se joue sans cesse de son lecteur : ce que j’écris sur moi, c’est vrai et ce n’est pas vrai. C’est cette indécidabilité qui rend le pacte fictionnel impossible. Si, comme le dit le mot, l’autofiction est fiction - comme le roman - elle est fiction de l’écrivant, l’écriture de soi étant dévolue communément à l’autobiographie. Cet acte transitif qu’est le fait de raconter s’attache à raconter l’intime.
Ce qui dérange alors, c’est bel et bien l’existence d’une "fiction de l’intime" : mêler la vérité de l’être au mensonge de la fiction apparaissent comme deux phénomènes antithétiques ; on ne joue pas avec l’être, à l’époque de la « traçabilité » et du retour aux vertus de l’authenticité.
L’autofiction n’est ni plus ni moins que l’impossibilité de l’autobiographie mise en mots, l’écriture de soi étant toujours mensonge, du fait du fonctionnement même de la mémoire. Kundera souligne à merveille ce processus, à l’oeuvre dans son dernier roman, L’ignorance : "On n’en finira jamais de critiquer ceux qui déforment le passé, le réécrivent, le falsifient, qui amplifient l’importance d’un événement, en taisent un autre ; ces critiques sont justes (elles ne peuvent ne pas l’être) mais elles n’ont pas grande importance si une critique plus élémentaire ne les précède : la critique de la mémoire humaine en tant que telle. Car que peut-elle vraiment, la pauvre ? Elle n’est capable de retenir du passé qu’une misérable petite parcelette sans que personne ne sache pourquoi justement celle-ci et pas une autre, ce choix, chez chacun de nous, se faisant mystérieusement, hors de notre volonté et de nos intérêts. On ne comprendra rien à la vie humaine si on persiste à escamoter la première de toutes les évidences : une réalité telle qu’elle était quand elle était n’est plus ; sa restitution est impossible."
La vérité de l’autofiction réside dans ce constat : en somme, nous sommes à chacun notre propre histoire. Aucun masque (personna) n’est plus vrai et n’en dit plus de moi que le personnage que je fais de moi.
L’autofiction est le roman par excellence, de la même façon que le théâtre de Beckett ou que L’Illusion comique de Corneille est le théâtre par excellence. Le vrai exhibitionnisme, ce n’est pas celui de l’être qui se donne à voir, mais celui d’une forme qui raconte sa vie. De la fiction, elle exhibe les procédés, dévoile les ficelles, révèle les tours. En ça, l’autofiction est monstrueuse : elle attire l’attention sur ses artifices, elle se montre : Il était une fois l’autofiction…
Oui et non...
Pourquoi l'autofiction serait elle plus un roman que la nouvelle ou le roman clairement assumé? L'auteur se donne-t-il vraiment davantage à lire en jouant sur les paradoxes de sa mémoire, en distillant obligeamment des infos sur son auguste personne, qu'en allant dans des situations apparemment loin de lui ou d'elle?
Est ce que les multiples masques de Kundera me donnent plus à lire de lui que la prose d'un Nick Toshes qui en parlant des autres, brigands, rockers, jazzmen parlent d'une époque qui lui est chère et infiniment proche, et partant de là de lui.
Est ce que Philip Roth dans son oeuvre fait oeuvre de fiction pure ou d'autofiction? Ou Amos Oz ou Faulkner?
Personnellement je ne crois pas à cette différentiation, pour moi dans une oeuvre romanesque, lorsqu'on a la curiosité ou le goût de la confronter à la bio de leurs auteurs on découvre infiniment plus que derrière ces masques supposés dévoiler l'intime.
Nous avons déjà eu cette discussion, chère amie, autour d'un auteur que vous appréciez et qui pour ma part me laisse totalement froide, Camille Laurens. Ce que j'ai lu, admis, compris des deux livres que j'ai lu d'elle, c'est une piteuse déclamation du moi, une pratique d'exhibitionniste geignarde.
Ce que je lis chez Faulkner ou O'Connor, ce sont des mondes, des sensations, des idées, des théories, de petits morceaux d'intime distillés dans une phrase, une situation et pour moi, là, se crée à la fois le génie des auteurs et le lien avec le lecteur. Je ne suis plus conviée à observer au microscope les dessous de l'auteur, mais bien à participer, à partager un peu de sa réflexion, de son attachement ou de sa fureur face au monde qui l'environne.
L'autofiction ne promet aucun pacte parce qu'elle n'est que le délestage d'un "moi" adolescent et autocentré.
Rédigé par : hecate | 09 février 2006 à 11:15
« ... on pourrait affirmer que tous les romans sont "à clés", hormis peut-être les romans de science-fiction... »
... Ah bon ? On ne doit pas lire la même science-fiction.
Rédigé par : Clairette | 09 février 2006 à 12:36
Malraux, dans ses "Anti-Mémoires", mélangeait déjà biographie et mensonge. On lui a reproché de falsifier des faits, de tomber dans la mythomanie, mais sa démarche n'avait peut-être pas d'autre but que de romancer sa vie.
Si la littérature trouve sa définition dans la fiction, alors l’auto-fiction est bien de la littérature. Disons que c’est une littérature dans laquelle la part de « vrai » est tout de même très importante.
Le problème, en fait, c’est le mélange des genres. En se donnant comme autobiographiques, ces écrits revendiquent l’accès à une certaine vérité (car par définition, une biographie n’est pas une fiction, c’est le résumé soi-disant objectif d’une vie ; évidemment, on sait que celui qui en est l’auteur ne peut donner sur sa vie qu’un point de vue subjectif, mais au moins a-t-il au départ l’intention d’être honnête et de ne pas falsifier à dessein les événements qu’il raconte)
Or, dans l’auto-fiction, cette objectivité biographique est niée d’entrée de jeu. On se retrouve donc dans une zone trouble où invention et vérité se font écho.
Il ne faut pas confondre ce cas avec celui de l’œuvre de fiction où le romancier fait parler son personnage en « je ». Là, tout est inventé, mais souvent le lecteur confond le héros, le je énonciateur et l’auteur lui-même. Notons que dans un roman en « je », par définition, le narrateur (héros) a déjà vécu les faits qu’il raconte (puisqu’il les raconte). Ce sont bien sûr des faits imaginaires, mais le lecteur l’oublie souvent, impressionné qu’il est par le discours de ce « je » qui parle. Dans un roman à la troisième personne, au contraire, l’auteur-narrateur est omniscient et le héros subit les faits ou les découvre au fur et à mesure. La subtilité consiste parfois pour l’auteur à nous faire découvrir les faits par les yeux du personnage au moment où ils se produisent. Au XIX°, l’auteur était surtout extérieur à son personnage. Au XX° il se coule plus à l’intérieur. Avec l’auto-fiction, c’est l’auteur lui-même qui devient le personnage. Mais quel est l’intérêt s’il ne parle que de lui-même ?
Rédigé par : Feuilly | 10 février 2006 à 12:53