L’art de la reliure mis en scène
« Théâtre de livres » : une exposition de Florence Boré
Il y a grandes dames et grandes dames. Celle de votre cœur, maîtresse de l’échiquier de vos désirs (C. est celle-là…) et celles qui, par leur œuvres, parlent à votre imaginaire. Du 18 décembre 2003 au 18 janvier 2004, la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris a présenté les créations de Florence Boré, artiste indépendante qui revisite l’art de la reliure et en redore le blason en décloisonnant les différentes formes d’expression artistique. Moi si peu rompue aux arts de la bibliophilie, j’avais été très impressionnée par le travail de cette artiste. Le catalogue de l’exposition, Théâtre de livres, rédigé par Elisabeth Lemirre, est toujours disponible (c’est ici ).
S’évader du petit monde clos de la reliure n’est pas chose facile. Univers boudé par la critique artistique qui n’y voit qu’ornementation décorative, l’art de la reliure reste étranger à la sensibilité et à l’intérêt du grand public. À la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, Florence Boré joue les filles de l’air et conçoit l’exposition de ses reliures comme autant de vases communicants entre les différentes formes d’expressions artistiques. Elle qui reconnaît l’importance des réflexions menées par Jean de Gonet et par Sün Evrard, emprunte leur philosophie de la reliure. Elle crée dans le plus grand respect du livre et de son intégrité. Il n’est plus le simple support de délires ornementaux qui risqueraient de l’abîmer ; le livre a encore son mot à dire en pouvant s’ouvrir avec facilité.
Florence Boré se refuse à l’idée de « travail laborieux ». C’est une passionnée qui se définit comme « artiste libre », créant selon la couleur de l’heure et au gré de ses humeurs. Dans l’envoi du catalogue de l’exposition, elle écrit : « Mon caprice fut mon seul commanditaire ». Elle muse et s’amuse, cuisine les textes jusqu’à ce qu’ils livrent leurs secrets : madame rêve, les sens toujours en éveil. Le fil conducteur de sa créativité, c’est l’écriture du texte qu’elle va « relier » à des matériaux ; elle fait feu de tout bois. Une tempête ébranle la moitié du pays ? Elle ramasse les ardoises tombées des toits et s’en sert d’estampes pour la reliure en veau naturel d’un ouvrage de Kenneth White, Corsica . Pour cette Corse entre « rives et monts », quoi de plus adéquat que l’ardoise, cette pierre tendre, imperméable à l’humidité et inaltérable à l’air ? Elisabeth Lemirre, qui a mis ses mots sur le travail de Florence Boré, l’écrit : « Cette terre sèche qu’arpentait Sénèque dans la désolation de l’exil tandis que la mer somptueuse battait les criques de ses fouets d’écume ».
La reliure comme une passerelle entre les arts
Relier, c’est créer des liens, faire entrer le livre en religion, installer des passerelles entre les arts. Va-et-vient permanent entre le texte, ses illustrations, le titre de l’ouvrage ou la vie de l’auteur et le travail de reliure, tout un jeu subtil de correspondances s’élabore. Le contenu du livre et l’objet même deviennent indissociables. Si le galuchat ou le wengé peuvent initier une recherche bibliophile, l’esprit d’un recueil est source d’inspiration. La correspondance de Ninon de Lenclos et L’Eloge de Madame de Maintenon, s’enrubannent de parme, mises en beauté très « couture », les compositions d’André Marfaing sont rappelées par des reliures noires et blanches…
Relier c’est relire aussi, poser un regard personnel sur un texte, en proposer une lecture sensuelle et ludique, exhumer des livres promis à l’oubli ou aux souvenirs d’amateurs éclairés. Le travail créatif de Florence Boré est le fruit de rencontres et de synergies entre les différents arts. Les photographies d’Yves Colas, accrochées aux murs, prolongent le regard et présentent les œuvres sous d’autres angles, les textes d’Elisabeth Lemirre poétisent la fusion du livre en tant que texte et du livre en tant qu’objet. Florence Boré met en scène le livre extrait des rayons confidentiels de sa bibliothèque. On sort du cadre de l’exposition pour entrer dans celui de l’exhibition. Les livres, présentés à demi-ouverts dans des vitrines, debout ou couchés sur des lits de sable ou de toile de jute, s’ouvrent aux regards et se montrent, paradent dans leurs habits de fête. Le décor de chaque vitrine continue la promenade débutée avec la reliure. Des vitrines dévolues à un auteur, comme celles consacrées à André Marfaing ou à Jean Ristat, aux vitrines organisées selon une unité chromatique, des clins d’œil plein de malice et de légèreté, ou plus empreints de gravité, instaurent un jeu d’échos empli de significations. Le poème « Narcisse dans l’Isle de Vénus » est posé sur un buste piqué de roses, la « Maison de l’inceste », portfolio constitué de quatre estampes originales en hommage à Anaïs Nin, est serti d’un cadre ficelé pour signifier l’attachement ambigu de l’écrivaine à son père… Derrière l’œuvre d’Eugène Marsan, au sujet des femmes de Casanova, une pierre aux courbes féminines. L’art de la disposition permet au regard du spectateur de se prolonger à l’infini. Un spot judicieusement orienté et le livre de Arp, suspendu à un fil, se donne à lire à une sculpture de Vincent Magny, projetant une ombre double, sur le sol ou sur les murs de la pièce, au-delà des vitrines. Et le théâtre de livres devient un théâtre d’ombres…
La reliure comme l’expression du futur antérieur
Grâce aux reliures de Florence Boré, le livre n’est plus un tombeau ou un sanctuaire. Une seconde vie lui est offerte. Il est préservé de la dissolution et de l’éparpillement, comme ces lettres de différentes tailles rassemblées et reliées. L’avenir de la reliure, c’est peut-être ça… sortir du livre de bibliophile, s’attaquer à d’autres supports, envisager un projet global. « Vert sur verre », « Symbolique du violet », ou le livre en bois de palmier sont des livres d’artiste qui relèvent autant de l’art de la reliure que d’une réflexion de plasticien. Pour emprunter les mots de Florent Rousseau, qui a écrit l’avant-propos du catalogue de l’exposition, avec le livre-objet, on entre dans une « création autour et au-delà du livre ».
Florence Boré n’est pas pour autant en rupture totale avec l’art de la reliure, mais elle l’adapte à son ressenti des textes et de la matière. Pour les vingt gravures de Boris, qui représente le viol de l’enfance, elle adopte la sobriété de la reliure janséniste. Elle revisite la technique de la dorure, qu’elle subvertit. Elle colle, peint, ponce, décolore, estampe et estompe, trompe l’œil et les attentes de ses visiteurs. Galuchat et chagrin se partagent le devant de la scène avec des plaques aimantées, du caoutchouc et du rhodoïd. L’épiphanie d’un nouvel art de la reliure est peut-être dans cette quête, sans cesse renouvelée, de matériaux et de techniques qui sauront dire du texte autant que le texte lui-même. Sûrement aussi dans une mise en relation avec d’autres moyens d’expression artistique, une sorte de spectacle total.
Avec la reliure le livre résiste au temps, les êtres et les choses à l’oubli. Le veau du « Tombeau de Monsieur Aragon » de Jean Ristat, qui fut le secrétaire d’Aragon, est adouci par des collages impressionnistes. Dans une des vitrines, une pierre veille sur la « Sentence de police concernant les nourrices ». Deux excavations dans le minéral imitent étrangement les orbites d’un visage et rappellent le parchemin de la reliure. Une Vanité, en quelque sorte, qui dirait la corruption du Temps qui passe… Cependant plus qu’à un « memento mori », les créations de Florence Boré, telles qu’elles naissent, s ‘élaborent et se concrétisent, s’apparentent à un « carpe diem », léger et juvénile, comme ce buste piqué de roses, qui nous accueille à l’entrée de l’exposition.
Commentaires