Le 8 février 1916, en plein fracas de la première guerre mondiale, des artistes européens, qui fuient les rigueurs des conflits, se retrouvent à Zurich, à l’initiative du réfugié allemand Hugo Ball. Dans la paisible petite ville suisse, au 1 Spiegelstrasse, rue où demeure un certain Lénine, Ball a ouvert avec sa femme Emmy Hennings un lieu de rencontres culturelles : le Cabaret VOLTAIRE, qui s’inscrit dans la lignée de la forme de cabaret apparue à Paris avec le Chat noir, à Munich avec les Onze Bourreaux et à Vienne avec la Chauve-souris. Pianiste désoeuvré, Hugo Ball a découvert un beau jour un « ravissant petit bistro », La Métairie hollandaise. Le patron du lieu l’autorise à utiliser une des arrière-salles qui est sans utilité. Très rapidement, il s’y installe. Une estrade, des fenêtres camouflées avec du papier opaque, une lampe à gaz au plafond, repeint en noir alors que les murs sont bleus feront l’affaire. Aux murs, il accroche les tableaux de ses amis, qu’il convie à venir inaugurer l’endroit. Le mot d’ordre est le suivant : « Quelle que fût votre orientation esthétique, venez, munis de vos propositions et contributions. »
Ce cri de ralliement a été entendu : autour d’ Hugo Ball se pressent, parmi d’autres, Tristan Tzara et Marcel Janco, mais aussi les allemands Richard Huelsenbeck et Hans Richter, l’alsacien Jean Arp … Se constitue alors une association de jeunes artistes et écrivains dont l’ambition est de créer un centre de divertissement artistique. Le nom de l’endroit est bien trouvé : comme le philosophe des Lumières, tous ces jeunes artistes ont en commun de conchier la « boucherie héroïque » qui ensanglante la civilisation moderne, au nom même des idéaux de liberté et d’humanité dont elle se réclame. Ce soir-là, la salle est pleine à craquer, de nombreuses personnes ne trouvent pas de place pour s’asseoir. Ball doit faire une annonce pour rétablir le calme : « Mesdames et messieurs, le cabaret Voltaire n’est pas une boîte à attractions comme il y en a tant. Nous ne sommes pas rassemblés ici pour voir des numéros de frou-frou et des exhibitions de jambes, ni pour entendre des rengaines. Le cabaret Voltaire est un lieu de culture. » Quel nom donner à ce mouvement naissant ? Tristan Tzara glisse alors un coupe-papier entre les pages d’un dictionnaire et tombe sur le mot « Dada », mot gratuit et absurde, à l’image de la société que ces artistes dénoncent. Dada est né !
Mais six mois plus tard, le Cabaret Voltaire, berceau d’une effervescence créatrice salvatrice, est contraint de fermer ses portes, à cause de tapage nocturne et de licences jugées outrancières. Le bourgeois a le bonheur inquiet, c’est connu… La joie lui paraît toujours suspecte et dangereuse. Et pourtant ! Presque cent ans plus tard , un mécène très généreux « a réussi à refaire de Zurich le "nombril du monde" selon la proclamation joyeusement absurde des Dadaïstes d'autrefois », dixit un dossier de presse : le 29 septembre 2004, le Cabaret Voltaire a réouvert ses portes, grâce à… l’entreprise Swatch SA ! Absurde, en effet, à l’image de ce que fut le dadaïsme, à cheval sur les non-principes, ennemi des valeurs promulguées par la société moderne. Ironie du sort, tout autant que de faire défiler des mannequins haute couture au siège du parti communiste, tout autant que de faire tomber la petite maison d’édition de Pierre Bourdieu dans l’escarcelle de la famille Wertheimer.
P.S : Un article de Pierre-Louis Rozynès, paru dans Les Inrockuptibles ( qui ne le sont plus, hélas, eux non plus) du 21 janvier 2004, relevait ce qu’il appelait "les signes ironiques de l'histoire".
Pierre Bourdieu avait créé une maison d'édition "Liber/Raisons", diffusée par le Seuil, qui s’apprêtait à publier "le livre posthume du sociologue" : Esquisse d'une socio-analyse. Mais comme entre temps le Seuil avait été racheté par La Martinière, les bénéfices de la vente du dernier Bourdieu tombaient en partie dans l'escarcelle de la famille Chanel, actionnaire majoritaire de La Martinière ! Le "théoricien de l'autonomie du champ littéraire et éditorial", comme le qualifiait Rozynès, s'en retournera-t-il dans sa tombe ? Et Tzara ? Et Marx ?
Chère Eli,
Votre idéalisme vous honore et ce petit morceau d'histoire est tout à fait le bienvenu. Reste que Dada était fondé sur un rejet de posture de tout ce qu'avait produit l'occident. Je parle de rejet de posture dans la mesure où ce rejet lui-même prit la forme de rejets déjà connus, notamment chez les baroques et les libertins.
Au fond, ce rejet fut une manière de ne pas devenir fou face à l'horreur et l'impuissance où se tenaient tous ces intellectuels et artistes (sauf Lénine qui trouvera le moyen de faire changer les choses, peut-être en pire). Je crois que Dada fut un cri de désespoir porteur d'une immense énergie, suffisamment grande pour nourir les Parisiens du surréalisme et les Rémois du Grand-Jeu. Il ne faut pas sacraliser un mouvement qui interdisait de sacraliser : je crois que ce serait le trahir et y voir plus qu'il n'y eut.
La poésie de Tzara que je tiens pour l'une des plus subtils et des plus puissantes du siècle passé doit davantage au génie de Tzara qu'à Dada, de même pour les poésies de Char, Soupault, Aragon, Eluard, etc. qui doivent plus à leur auteur qu'au surréalisme. Ce dernier fut leur lieu d'incubation, ce qui n'est pas rien.
Dada fut l'incubateur de la rage poétique du siècle passé. En tant que mouvement artistique, il présente, il me semble, un intérête limité : il se contente d'être contre, comme tant de monde à l'époque (cf. Valéry, etc.).
Quant à rouvrir le fameux cabaret, c'est bien légitime dans notre monde-parc-d'attraction : comment transformer quelques mois de tapages nocturnes où plusieurs génies se défoulèrent en une attraction touristique ? Toutes les maisons d'écrivain, peintre, poète, homme politique, etc. connaissent le même sort.
Si ça continue, il n'y aura plus une maison ni un appartement qui ne fût un musée !
Pire que la reconstitution du Cabaret Voltaire : l'exposition à Beaubourg. Dada au musée, c'est comme Sade au Couvent, incompossible !
Et puis quand les gens se retournent dans leur tombe, ils font respirer la terre : c'est excellent !
Rédigé par : Cercamon | 05 avril 2006 à 15:03