J’écoute ce matin en buvant mon thé l'émission Charivari, décalage horaire oblige, pensive et admirative de Maurice Nadeau. Maurice Nadeau, dont je suis en train de lire le Journal en public, compilation de ses dix années (un peu plus) de chroniques dans la Quinzaine littéraire. Maurice Nadeau, qui a tout compris à ce grand auteur japonais qu’est Tanizaki… Je le cite :
« Pour un week-end, un assez long week-end, j’ai emporté Tanizaki en Pléiade, une grosse Pléiade, plus de 2000 pages, et ce n’est que le premier volume (il y en aura deux). J’avais lu autrefois Amour insensé. Je reprends depuis le début, les oeuvres de jeunesse. C’était le temps en Occident, de Gide et d’Oscar Wilde, Tanizaki les apprécie.. Il ne leur cède en rien dans la liberté, sinon des peintures, du moins des situations où la sensualité ( le désir de la carnation blanche féminine, le froissement de la soie) s’exerce à plein, où se donnent libre cours avec une joie brutale fétichisme et fantasmes sadomasochistes. C’est le début du siècle, le Japon est en train de basculer dans une modernité qui ne garde du samouraï que le tranchant du sabre, l’honneur, autrefois guerrier, se portant ailleurs. »
Tanizaki que j’avais découvert il y a quelques années avec la Confession impudique, lecture bouleversante à la suite de laquelle j’avais écrit ces lignes :
Baudelaire écrivait dans Mon cœur mis à nu cet adage devenu célèbre : "Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne peut pas se passer d’un complice". Que le lecteur ne s’y trompe pas : sous l’apparente confession sans ambages de deux vieux amants qui ne partagent pas le même érotisme, se dissimule une terrible machination, fomentée par des personnages aux liaisons troubles. L’impudeur n’est pas tant dans la description détaillée des jeux et des phantasmes sexuels de chacun que dans l’aveu final d’une femme "au cœur de démon", rompue aux mensonges des journaux intimes. Elle écrit dans le sien la phrase suivante : "S’il souhaite me faire lire son journal, c’est peut-être que son contenu est mensonger". À ce jeu du chat et de la souris, celui qui sait sa femme "sournoise de nature et encline à la dissimulation", cet homme qui exhibe la clé de son secrétaire au pied d’un vase de narcisses va se laisser prendre. L’apparente symétrie des journaux, les répétitions de la même scène, sous un angle différent bien qu’étrangement similaire, à la manière de l’écho, peuvent lasser. Pourtant, les dernières pages du roman invitent à une lecture à rebours. Le lecteur, qui s’est d’abord trouvé dans la position très inconfortable du conseiller conjugal ou du sexologue, devient à son tour celui dont on s’est joué, à l’instar du héros. Ce qui est à l’œuvre dans cette intrigue sordide sur laquelle planent certains tabous de l’ère moderne – homosexualité, inceste, triolisme – c’est l’opposition entre deux façons de vivre sa sexualité. Ikuko, qui est née sous l’ère Meiji, "dans une vieille famille de Kyôto aux mœurs désuètes, élevée dans une atmosphère féodale" empreinte de confucianisme, dissimule ses appétits insatiables sous le masque de la pudeur ; lui qui lit Sanctuaire de Faulkner, écrit au stylo sur du papier occidental et photographie la belle endormie avec un appareil Polaroïd, en rêvant d’exhibitionnisme et de positions suggestives. C’est dans cet entre-deux que l’intrigue va se déployer et le drame se nouer, sans que pourtant les phantasmes de chacun ne soient entachés de l’idée de la Faute. Ainsi s’interroge Ikuko dans la dernière page de son journal, qui n’a plus pour but que d’élucider ce mystérieux mode de communication entretenu avec son mari : "Tout de même, si je ne peux nier qu’un sang voué à la luxure coule dans mes veines, comment ai-je pu concevoir une volonté d’une telle malveillance que j’en arrive à préméditer la mort de mon mari ? Quand a-t-elle pu s’introduire en moi ? À la faveur de quel relâchement ? Le coeur le plus pur se laisse-t-il pervertir s’il est travaillé à petit feu, sans répit, par un esprit tordu, vicieux, mauvais ? Ou, dans mon cas, dois-je à l’environnement et à l’éducation reçue d’avoir pu passer pour cette femme traditionnelle, attachée aux mœurs anciennes, alors que je recelais un cœur de démon ? Il me faut encore réfléchir avant de trouver une réponse. Mais dans le même temps, je crois pouvoir dire qu’en définitive je me suis montrée fidèle à mon mari. Il a eu l’existence heureuse qu’il souhaitait."
Bonjour
on m'"avait dit de venir découvrir votre blog parce que j'aime la littérature qui est ma seule condition à l'existence, j'ai bien fait d'écouter ce conseil sage... à vous lire
Pierre
Rédigé par : Pierre Clavilier | 15 avril 2006 à 12:06
Pierre
Je suis allée vous rendre visite... Vous écrivez de très belles choses... A vous lire, j'espère que si la littérature est votre "seule condition à l'existence", vous savez construire des ponts entre elle et la vie. Créer des passerelles pour réveiller et incarner les mots couchés sur le papier.
Cette "perle d'étudiant" que vous avez relevée m'a enchanté. Je la cite de mémoire : "Les Amazones sont comme les femmes, en plus méchantes..." Délicieux !
Rédigé par : Eli Flory | 19 avril 2006 à 15:12