Il suffit de lire les manchettes des quotidiens français pour s’en rendre compte : jamais, semble-t-il, nous n’avons autant polémiqué. Les sujets ? Tout et n’importe quoi : la Constitution européenne, les lundis fériés au soleil, Da Vinci Code, la reproduction du gypaète barbu... On polémique pour un Oui pour un Non. Et souvent, dans la langue du vulgaire, la polémique « enfle », comme la grenouille qui voudrait se faire plus grosse qu’un bœuf. On connaît le sort réservé à la malheureuse ! Il en va de même pour les polémiques actuelles. Elles partent « en baudruche ». Et ce n’est sûrement pas innocent si le terme désigne originellement la membrane du péritoine du bœuf ! Au final, toutes ces manchettes ne sont que des effets de manche journalistiques pour masquer la cruelle absence du discours agonique sur la place publique. Flaubert, qui affectionnait le terme, dirait que la polémique se fait « baudrucharde ». Elle manque de consistance, car en même temps qu’on l’invoque, on aimerait qu’elle ne soit pas ; on se méfie d’elle comme de la peste : « Ne polémiquons pas », la phrase ainsi jetée en pâture clôt souvent le débat, mort avant d’avoir existé.
Homère employait le mot de « polemos » pour désigner le « tumulte de la guerre ». Polémiquer, c’est faire la guerre « armed with a pen ». Mais l’évolution de la langue, qui tend à l’économie comme à l’atténuation de beaucoup d’acceptions disant la violence des sentiments, des émotions ou des idées, en a décidé autrement. Finis les mazarinades, les portraits-charges, les exécrations à la Bloy… De nos jours, la polémique change de registre : à la violence verbale qui lui est structurelle se substituent des termes plus ou moins fleuris, qui traduisent un appauvrissement du langage nuisible à l’art polémique. C’est Savigneau menaçant Jourde de lui « mettre un pied dans les couilles ». On part combattre les armes chargées à blanc, la fleur de rhétorique absente du fusil.
Examinons un instant le dernier embryon de polémique qui a secoué notre vénérable République des Lettres : au début du mois de février 2005, deux de ses représentants, Bernard Comment et Olivier Rolin pour ne pas les nommer, montent au front, brandissant le dernier roman d’un jeune écrivain nommé Bénier-Bürckel. Sous la forme de la lettre ouverte, ils déversent dans les colonnes du journal Le Monde leur colère à l’encontre d’un livre jugé « inqualifiable ». L’écrivain en question répond quelques jours plus tard, de manière très courtoise, à cette première sommation : « La vive émotion avec laquelle a été reçu le texte de Rolin et Comment, intitulé « Un livre inqualifiable », repose par conséquent sur un énorme et fâcheux malentendu. Je comprends le trouble de ceux qui ont cru que cet ouvrage véhiculait des idées antisémites. Mais, encore une fois, il n'en est rien. Loin d'avoir voulu blesser quiconque, j'ai souhaité à travers ce roman exposer une réflexion sur le Mal. Par définition, il met en scène des personnages ou des propos choquants qu'à titre personnel je condamne radicalement. » Bénier ne mange pas de cette polémique-là, et tant pis si on l’accuse de palinodie. La grenade est dégoupillée mais n’explose pas. Furieux de ne pas voir la polémique « enfler », comme on dit, Comment et Rollin tirent une seconde fois, à bout portant, le 16 mars dans les Inrockuptibles : « On attend toujours la position de Flammarion (dont la seule réponse à ce jour, par la voix de son directeur littéraire, est de nous accuser de « jalousie »…). On précise, pour finir, s’il en était besoin, qu’on n’a pas envie de poursuivre un dialogue, fût-ce à distance, avec l’auteur de Pogrom. Il n’y a pas de logos – d’espace de pensée – entre nous, c’est tout. »
« Logos », voilà un bien joli mot, employé par Voltaire pour la première fois pour nommer la divinité. Voltaire, à qui l’on attribue – soit-dit en passant – cette belle phrase : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. » Le « logos », ce n’est pas seulement l’espace de la pensée mais aussi l’espace du langage. En refusant de discuter avec Bénier-Bürckel, Comment et Rolin scient la branche polémique sur laquelle ils sont assis. Avant tout, la polémique est une joute verbale, « pleine de bruit et de fureur »… mais pour guerroyer, il faut aller se confronter à l’Adversaire, à l’autre… Ne pas polémiquer, c’est refuser l’altérité. C’est bien pis que d’attaquer l’Autre sur le terrain des mots, c’est le nier dans ce qui fait son être, à savoir son discours.
Au final, qu’est-il advenu ? A-t-on entamé dans les suppléments littéraires une réflexion sur l’art de la fiction, sur la littérature du Mal, sur le sort réservé à l’inhumain qui est en nous ? Que nenni ! La querelle commencée et avortée dans l’œuf pourri de la bien-pensance n’a servi qu’à repousser quelque temps le pilonnage du livre en question. Nihil novi sub sole, comme dirait l’Ecclésiaste : En 1933, aux lendemains de l’attribution du prix Goncourt à Guy Mazeline, écrivain policé et cultivé comme les affectionne tant notre République des Lettres française, au détriment d’un Céline jugé beaucoup trop sulfureux, André Billy écrit dans La Femme de France : « L’ère des grandes batailles littéraires est close. Aux rivalités d’écrivains ont succédé les compétitions d’éditeurs. » On ne saurait mieux dire !
Non pas qu’il n’y ait pas matière à débattre : chaque année est riche de son pamphlet ou de son brûlot. Mais chaque fois, la polémique retombe à plat comme un soufflé, et non comme le soufflet qu’elle devrait être, signal de départ donné au « Meurs ou tue » cornélien. Jourde justement, qui a connu les affres du polémiste écrit dans La littérature sans estomac :
« La polémique a disparu à peu près complètement de la vie culturelle française. Au XXème siècle, on se battait encore pour des questions littéraires. Leconte de Lisle provoquait en duel Anatole France. Robert Caze se faisait tuer par Charles Vignier. On songe à Barbey d’Aurevilly, Bloy, Huysmans. Le pamphlet était un grand genre. Au XXème siècle ? Les surréalistes contre France, Barrès, Rachilde. Les futuristes, Sartre et Céline, Gracq, Jacques Laurent. On bataille un peu sur la question du nouveau roman. Depuis trente ans, rien, ou presque. Des empoignades télévisées sans contenu. »
Il n’y a plus d’espace réservé au discours agonique. Les liaisons incestueuses entretenues par l’édition et les médias privent les combattants de champ de bataille. Si polémique il y a, elle est réduite à son expression la plus prosaïque du « pour » ou « contre ». Les pages consacrées à la littérature dans les quotidiens et les magazines fondent comme peau de chagrin au soleil, les émissions littéraires à la télévision ne sont que des caricatures d’affrontement, où l’on préfère la frappe chirurgicale à l’artillerie lourde. Livres Hebdo annonçait à la fin du mois de mars une nouvelle émission littéraire sur la chaîne France 5, Décalages : « La prochaine émission sur France 5 préfère les rubriques chocs et ludiques mises au point par Stéphane Zagdanski et présentées par Daniel Picouly depuis le Café Charbon. Il y a le modernisme du zapping dans cette émission-là. Les termes des séquences sont explicites : « Echec et mat » où deux auteurs violemment opposés polémiquent face à face à coups de micros alternatifs (chacun coupe et déclenche l’un des deux micros), « Ping-pong » où le critique est critiqué… » Le choc des images sans le poids des mots, en quelque sorte. Des polémiques (« chocs tumultueux », comme chez Homère) vides de contenu, une forme sans fond.
Le polémiste est remplacé par le pongiste, et se livre à un sport sans grand danger, passés les risques de foulure du poignet ou d’entorse de la cheville.
"Il fut un temps où l'on se battait pour des questions littéraires. Ne pas mourir en duel pour une phrase controversée est certainement un progrès. Ne plus avoir à rendre compte de ce qu'on écrit est une régression. Et nous sommes à n'en pas douter dans une époque qui a horreur de la contradiction. Surtout lorsque cette contradiction concerne ce que l'époque, ou ses plus artistes représentants, s'emploie maladivement à dissimuler : sa médiocrité" déplorait
Oliver Rohe, dans Le cadavre bouge encore. C’est ça sûrement, le médiocre, cette pensée du « juste milieu », qui se donne des airs canailles en coupant, au sens littéral du terme, la parole des autres pour placer la sienne. Qu’importent les serpents qui sifflent sur nos têtes, l’encre n’est plus venimeuse, et l’on préfère avaler des couleuvres plutôt que de les débarrasser du chemin. Il est bien loin le temps de l’épigramme voltairienne :
« L'autre jour au fond d'un vallon
Un serpent piqua Jean Fréron
Que pensez-vous qu'il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva. »
Polémique et boeufs toujours avec "l'affaire" Handke. Un article dans le Monde vient rappeler que la bien pensance c'est bel et bon mais que le droit la bien pensance il s'en fout un peu.
Parmi les jolies phrases de Serge Regourd, professeur de droit public à l'université de Toulouse
"La Comédie Française est un service public, dédié à l'intérêt général et relavant d'un régime juridique spécifique fondé, au premier chef, sur le principe d'égalité de traitement qui exclut toute discrimination politique"; "Contrairement à ce que paraissent croire M.Bozonnet et ceux qui le soutiennent, les appréciations relatives au conflits de l'Ex yougoslavie relèvent juridiquement de la liberté d'opinion et de la liberté de commentaire inhérente à la liberté d'expression."; "Cette affaire ne manquera pas de donner du grain à moudre à tous les contempteurs du modèle culturel français (...) la substitution par certains fonctionnaires de la culture de leurs goûts et caprices personnels aux missions d'intérêt général artistique et culturel qui leur sont confiées peur encourager à jeter le bébé de "l'Etat culturel" avec l'eau du bain". Le Monde - 16/05/06 - p.28
Voilà qui n'est pas envoyé dire!
Rédigé par : hecate | 17 mai 2006 à 17:13