« Un texte se rêve avant de s'écrire. On ne peut se passer de la confrontation au réel, vivier d'images et de sentiments contradictoires, de rencontres et d'anecdotes que l'on peut "romantiser". Mais il exige aussi du scripteur qu'il se mette ensuite en retrait, dans son antre, où il peut développer les images vues dans la chambre noire de son mental. »
L. semblait d’accord, elle qui écrit depuis bien plus longtemps que moi. Mais elle tiquait sur la première phrase : « Je ne rêve pas un texte avant de l'écrire, je le construis à partir d'images. Tout s'élabore dans la tête. Et je me force parfois dans la journée à faire venir l'image. Le temps de l'écriture, pour moi, intervient après. Mes images doivent être à peu près construites. Puis lorsque j'écris, d'autres images m'apparaissent, je pars alors dans d'autres directions parfois complètement différentes. »
Je pourrais discuter des heures avec L. Ses réflexions résonnent souvent avec celles que je couche bien modestement dans mes petits carnets… Nous sommes d’accord toutes les deux : nous n’écrivons pas avec des mots mais avec des images. La fameuse phrase de Mallarmé à Degas, qui se plaint d'avoir des idées et pourtant de ne pas parvenir à écrire - ce à quoi Mallarmé lui répond qu'on n'écrit pas avec des idées mais avec des mots - est tout juste bonne à faire plancher les candidats au bac au début du mois de juin. C’est un bon mot, en aucun cas une vérité. Ou alors une « vérité-hapax », qui n’est valable que pour un seul : Mallarmé himself.
L’autre soir, alors que L. était occupée studieusement, à mille lieues des conversations de boudoir, je lisais. Un livre comme on aimerait en lire plus souvent, et dont je reparlerai. Le Dictionnaire égoïste de la littérature française, de Charles Dantzig. À l’article « cinéma », il écrit : « Presque tout le cinéma se trouve déjà dans la littérature »… Et d’étayer cette phrase un peu provocante, qui rappelle les muses de La Fontaine se crêpant le chignon pour prouver la précellence de leur art, par cet exemple particulièrement bien choisi : « Les débuts de film à grand spectacle, longs plans sur la campagne qui se resserrent sur une ville, puis sur un quartier, puis sur la maison où se passera le drame, nous le trouvons dans Zola, dont c’est un fréquent début de roman. » J’ai souri… Je n’explique jamais autrement l’alternance entre le passé simple et l’imparfait, dans les incipit romanesques, quand il s’agit d’en faire comprendre la spécificité à mes élèves. L’imparfait serait le temps de l’arrière-plan, du décor. Bruce Willis dort encore. La première image nous montre un lever de soleil sur Manhattan. Il n’est pas l’heure de sauver le monde. C’est l’imparfait. La caméra se resserre et nous entraîne dans la 82ième avenue… Puis, gros plan sur Bruce qui sort de son lit, hirsute, mal rasé, torse nu, pour ouvrir le frigo et boire sa première bière de la journée. Rien ne s’est encore passé. Imparfait. Soudain, au moment où il décapsule sa Budweiser, l’appartement d’en face est soufflé par une violente explosion. On passe au passé simple.
J’ai souri aussi parce qu’à ce moment-là, j’ai pensé plus fort que d’habitude à L.
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