On peut être las des commémorations, prétextes souvent commodes dont s’empare l’industrie du livre pour justifier rééditions, coffrets, gloses et ouvrages critiques de tout acabit. On peut aussi, pour une fois, vaincre son aversion des chiffres ronds et se plonger, toutes affaires cessantes, dans l’hommage vibrant que Daniel Garcia rend à l’émission radiophonique et légendaire du Masque et la Plume. Le livre-album qu’il nous offre ici est l’un de ces trésors qui rendent à la commémoration sa raison d’être, celle de se rappeler de ce qui fut mémorable.
« Daniel Garcia s’est plongé dans les archives des deux mille émissions du Masque et la Plume… Il en est ressorti vivant, avec une étonnante histoire des passions culturelles en France ». Rarement une quatrième de couverture aura sonné si juste. Car c’est de bien de cela qu’il s’agit : En retraçant les cinquante années de ce qui fut, et est encore, l’émission du Masque et la Plume, Daniel Garcia nous livre une fresque captivante de l’histoire culturelle de notre pays. Car sitôt achevé ce pavé de près de 550 pages, richement documenté et merveilleusement illustré, on comprend mieux la longévité du Masque et son statut d’émission culte : Elle a perduré parce qu’elle a toujours marché main dans la main avec l’histoire de la culture française, avec ses errements, ses fulgurances, ses agonies, ses résurrections.
Miracle de la radio s’il en fut, Le Masque et la plume ne naît pourtant pas ex nihilo. La première émission, fille de l’époque prospère du transistor et du rêve d’un poète, voit le jour le 13 novembre 1955, sur Paris IV qui héberge le programme du Club d’Essai. Pierre Schaeffer, ingénieur des PTT, avait été chargé, à la Libération, de perfectionner le personnel de la RDF. Le studio d’Essai qu’il avait fondé en 1943, se voulait « un laboratoire de l’art radiophonique. » Puis Jean Tardieu, qui dirigeait « le laboratoire » de ce qui était devenu entre-temps la RTF, aura l’idée de génie de s’adresser, en 1955, à Polac et Bastide en ces termes : « Vous êtes complémentaires alors bricolez donc un truc ensemble ». Ce truc, ce sera l’émission du Masque et la Plume : une tribune de critiques face à un public, pour débattre de l’actualité artistique, en l’occurrence littéraire ou théâtrale. Dans le bouillonnement créatif de l’après-guerre, le Masque va nourrir pendant une quinzaine d’années un culte pour tout ce qui est neuf… Comme l’écrit Garcia, « le Masque la plupart du temps réservait à la nouveauté un préjugé favorable ». À ses prémices, l’émission s’est construite suivant une ligne « anti Jean-Jacques Gautier ». Figure qui domine la critique théâtrale, Jean-Jacques Gautier officie au Figaro comme un « un curé en chaire ». Il est tout puissant, les salles se vident et se remplissent - comme plu tard avec Bory pour le cinéma - au gré de ses humeurs plumistiques. Mais il occupe une niche très précise : il se dit « l’ennemi de l’avant-garde » ; Au Masque, on est TNP quand Gautier est Comédie française, mais aussi nouveau roman, nouvelle vague…
À ce culte de la nouveauté s’ajoute une farouche indépendance, et dès les années 60, un engagement pour les grandes causes politiques qui plongent le pays dans la tourmente. En 1960, le manifeste des 121, un des plus célèbres appels d’intellectuels français déclarant « le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », provoque la censure gouvernementale « d’une ampleur digne des années de la collaboration ». Il est alors « impossible (…) de citer dans un organe de presse le nom d’un des signataires » : Bory est suspendu de ses fonctions à l’Education nationale, Bernard Dort, seul signataire présent à la tribune du Masque, est contraint de s’en aller. Bastide, sur les conseils de Peignot et avec l’accord de Polac, décide de suspendre l’émission, qui s’arrête à la fin du mois septembre 1960 pour ne reprendre qu’en janvier 1961.
De même, en 1968, quand l’ORTF se met en grève, Polac et Bastide, les producteurs de l’émission, s’engagent dans le conflit : le Masque s’arrête une nouvelle fois. L’émission échappe de peu à l’épuration gouvernementale qui prive de nombreux journalistes de leurs tribunes. En 1970, il est prévu une « suppression en douceur » de ce qui est depuis quinze ans une des émissions-phares de la radio française. À la place ? Une émission de radioguidage des automobilistes pourrait bien conduire le Masque vers la porte de sortie. C’est sans compter sur l’appui des auditeurs ; grâce à une pétition qui réunit des milliers de signataires, l’émission est rétablie le 5 avril 1970
Cette pétition montre à quel point l’audience populaire que le Masque a su gagner avec les années pèse de tout son poids dans les moments difficiles. Quelques années auparavant, en 1953, alors que Planchon éprouve toutes les peines du monde pour obtenir les subventions nécessaires à l’installation de son Théâtre de la Cité à Villeurbanne, le Masque, épaulé par Jean Vilar, lance un appel à l’aide sur son plateau … Le lendemain, Planchon est reçu par Malraux. Parallèlement, grâce à l’idée d’une souscription lancée par un spectateur, Planchon récolte 800 000 francs de l’époque
Ah ! Le public du Masque, tout un roman ! C’est à sa fidélité que l’émission doit certainement cette longévité hors du commun. Public exigeant qui n’hésite pas à exprimer son désaccord, qu’il soit assis dans les tribunes ou la plume à la main. Quand Charensol quitte le plateau du Masque, à la suite d’une altercation avec Michel Polac au sujet du film de Raoul Coutard, Hoa-Binh, le public siffle Polac qu’elle tient responsable. Des années plus tard, de nombreuses lettres adressées au studio Charles Trenet de la maison de la Radio affluent pour dénoncer « l’élitisme parisien » qui a téléguidé les critiques sanglantes de la tribune du Masque à l’égard du Traité d’athéologie de Michel Onfray. En d’autres temps, c’était Sandier qui se faisait incendier, « trop à gauche » au goût de certains auditeurs : « Pourquoi n’irait-il pas vivre quelque temps en URSS ? », lui écrit l’un d’entre eux…
Ce qui se dessine, en creux du texte de Daniel Garcia, qui ne tient d’ailleurs pas toujours du panégyrique, c’est un âge d’or de la critique française, révolu pour l’auteur… Garcia parvient mal à masquer sa nostalgie de la période Bory/Charensol. Pour lui, l’époque actuelle est celle de « cette flopée de romanciers glamour, oscillant entre Castel, le Flore et des piges pour Bouygues Telecom a vu le jour ». La faute à qui ? À l’évolution de la culture sûrement, dont le Masque est un miroir fidèle : « La culture n’est plus le lieu des embrasements collectifs, le creuset où se forgeait une génération intellectuelle. » Les critiques, pour la plupart, deviennent les promoteurs de produits culturels : « Depuis un vingtaine d’années, la critique a peu à peu cédé le pas à la promotion » Jérôme Garcin dans sa préface, le dit autrement, mais l’idée reste la même : « À l’image de notre société, les conflits ne sont guère plus idéologiques, et L’Humanité ne ferraille plus avec le Figaro. Aux esprits militants ont succédé les idiosyncrasies ». Et pourtant, du temps des Bory, des Charensol, des Sandier, pour être critique, on n’en était pas moins homme. Des hommes avec leur orgueil, leurs volte-face, leurs erreurs d’interprétations. Bastide qui porte sa pièce de théâtre, ratée, à la tribune du Masque et qui nourrit le rêve, comme beaucoup des premiers critiques du Masque, d’asseoir ses vieux jours sous la Coupole ! Mais des hommes debout aussi, « verticaux », contrairement à certains de nos contemporains, qui privilégient la position horizontale, l’« à plat-ventrisme ». « Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'oeuvre » écrivait Anatole France C’est à ce titre sûrement que Daniel Garcia peut s’enorgueillir, à l’image de ce que furent les tribuns du Masque, d’être le digne historien de l’émission.
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