Le problème avec la Despentes, c’est que, à l’instar des divas punk-rock, elle ne parvient pas toujours à contrôler ses éclats de voix. La vulgarité qu’elle met dans ses titres finit toujours par s’infiltrer dans les failles d’un texte passionné, doté d’intuitions fulgurantes comme d’arguments spécieux. « Sois sage, ô ma colère, et tiens toi plus tranquille » semble-t-elle se dire … Précaution envoyée balader à la fin d’un texte qui s’emballe et ne décolère plus, où l’agression verbale devient un modus scribendi. Qu’importe ! Les manifestes dignes de ce nom contiennent tous leur dose de mauvaise foi, leurs allégations à l’emporte-pièce (du type : « que les mâles français ne soient pas partis à la guerre depuis les années 60 (…) augmente certainement les viols "civils " » ! ) La théorie que propose Despentes n’est pas un ensemble de connaissances ou de notions abstraites mais la résultante d’un empirisme à jeter son bonnet par-dessus les moulins, éprouvé dans la chair avant d’être conçu par l’esprit : le viol, le porno, la prostitution… Degré zéro de la théorie au sens scientifique du terme, mais bel et bien un « ensemble d’opinions systématisées », intermédiaire entre la connaissance et l’ignorance, selon Platon… Intermédiaire qui, sans tenir du juste milieu – jamais avec Despentes qui ignore que l’on peut critiquer un fonctionnement sociétal sans pour autant verser dans l’excès - est fondamental, dans la France du XXI e siècle, où les « gender studies » sont presque ignorés, à l’exception de la traduction, bien tardive, du livre de Judith Butler, Trouble dans le genre …
« J’écris de chez les moches » prétend-elle d’emblée… L’affirmation inaugurale, en guise de captatio benevolentiae, est un leurre. Pour la seule et bonne raison que Despentes, elle n’est pas plus moche qu’une autre… Mais elle épouse le point de vue des laisser pour compte des imageries à la mode d’Epinal et de la morale « Just do it », universalisée par un vendeur de chaussures de sport. Les « moches », terme générique, n’ont pas de sexe. Ce sont les femmes, mais aussi les hommes qui ne se reconnaissent pas dans le jeu des rôles dicté par la société : « Ceux qui ne savent pas se battre, ceux qui chialent volontiers, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés, ni agressifs, ceux qui sont craintifs, timides, vulnérables, ceux qui préfèreraient s’occuper de la maison plutôt que d’aller travailler, ceux qui sont délicats, chauves, trop pauvres pour plaire, ceux qui ont envie de se faire mettre, ceux qui ne veulent pas qu’on compte sur eux, ceux qui ont peur tout seuls le soir. »
Et puis, dans la longue énumération de celles pour lesquelles elle écrit, Despentes embrasse une communauté de femme bien plus vraie que celle dispensée par les photos glamour des publicités ou des magazines prétendus féminins. Une seule à raison à cela, qu’elle donne : « Parce que l’idéal de la femme blanche (…) celle à qui on devrait faire l’effort de ressembler, (…) de toutes façons je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. »
Est-il vraiment utile, comme l’ont sous-entendu certains critiques, de se demander si Despentes aurait écrit le même texte tout en ressemblant à Carla Bruni et assimilées ? Depuis quand les révolutions sont-elles menées par les nantis ? « Je suis plutôt King Kong que Kate Moss » (et « plus kong que king », ironise Eric Naulleau, dans une critique pleine de mots d’esprit… qui manque pourtant la lettre du texte… Le Matricule des Anges, janvier 2007, p.32) n’est pas qu’une boutade. Mais pour le comprendre, faudrait-il encore avoir lu le livre jusqu’à son dernier chapitre. King Kong version 2005, film de Peter Jackson, métaphorise « une sexualité d’avant la distinction des genres » selon Despentes. L’émancipation à laquelle elle invite ses lecteurs est celle préconisée par la déconstruction des genres, propre à la « queer theory », L’ennemi à combattre n’est donc plus le patriarcat mais la tyrannie des genres, qui procède selon un système binaire, « féminin/masculin », « homo/hétéro » : « Il y a une forme de force, qui n’est ni masculine, ni féminine, qui impressionne, affole, rassure. Une faculté de dire non, d’imposer ses vues, de ne pas se dérober. Je m’en tape que le héros porte une jupe et des gros nibards ou qu’il bande comme un cerf et fume le cigare. » On est bien loin du féminisme des Seventies. Celui de Despentes, bien mal nommé, est « une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. » King Kong théorie n’est pas un « manifeste féministe » mais une profession de foi queer… Nuance de taille si l’on veut prendre la mesure d’un texte à sa juste valeur, au-delà de la démesure de certains de ses emballements !
....
moi j'avais bien aimé...
sinon, quoi de neuf, à l'auberge?
;-)
dash
Rédigé par : dash | 01 février 2007 à 16:47
Je vous trouve un peu approximative dans votre présentation de cet essai. C'est normal, le temps et aussi un peu la place, vous sont comptés. Despentes ne prétend pas rédiger autre chose qu'un essai. Qu'il apporte sa pierre ou son grain ou son eau aux études féministes ou de genre me semble cependant indéniable.
Je viens de relire le dernier chapitre, et je ne comprends pas plus qu'avant ce qu'aurait pu vouloir dire Éric Naulleau, que je n'ai pas lu. Que l'auteure se situe plus du côté des vulves que des pénis, des sujet·te·s que des régnant·e·s et possédant·e·s ? C'est indéniable ; tout comme le mot de la fin, soit salut les filles et prenez soin de vous, s'adresse en priorité aux femmes (et peut-être aux trans ou aux travs, je vous l'accorderai bien volontiers).
Il y a effectivement du _Just Do It_ chez Despentes, à la Jerry Rubin. Ce n'est pas très éloigné du féminisme foisonnant des années 1970, tant en France que dans le monde occidental. Je ne sais pas ce que vous avez pu vivre de ce(s) féminisme(s) ou ce que vous avez pu en lire. Je crains que votre appréciation soit un peu trop… à l'emporte-pièce, et « dictée » par ce qu'il vous a été inculqué par la classe dominante et celles qui ont su la rejoindre pour s'imposer en tant que seules détentrices des règles du spectaculaire-marchand (c'est énoncer de faibles généralités tout autant à l'emporte-pièce, j'en conviens). Soit que vous repreniez à votre compte un _conventional wisdom_ bien commode mais très réducteur.
Personne ne vous en veut, et certes pas Despentes, de n'avoir pas fréquenté le milieu de l'industrie pornographique, de la prostitution, de n'avoir pas été victime d'agressions sexuelles (si c'est le cas). Personne ne disqualifie votre opinion sur le mode de l'intimidation du « d'où parles-tu ? », intimidation qui reste parfois nécessaire, j'en conviens aussi. Et vous ne critiquez pas Despentes pour ses approximations ou ses outrances, vous admettez qu'elle se conforme au genre de l'essai. Simplement, je trouve que le « Théorie » du titre introduit effectivement une distanciation, une ironie, et une critique sous-jacente de diverses théories.
Mais dire que Despentes se situe au « degré zéro de la théorie », c'est un peu farce. Vous m'indiquerez, voudrez-vous bien, les degrés un à cent de la science en études féministes et de genre.
Je ne suis [i]queer[/i] sans doute, qu'à vos yeux et à quelques autres, parce que je ne me sens pas vraiment très étranger, très en étrangeté d'avec, au féminisme de Despentes. Je vous pose simplement la question : en qualifiant cet essai de Despentes de « profession de foi [i]queer[/i] », en considérant que le féminisme de Despentes est « bien mal nommé », vous roulez pour qui ? Je vous laisse vous répondre…
Rédigé par : Jef Tombeur | 15 avril 2007 à 12:48
Ce qui me paraît jurer chez Despentes avec certains mouvements féministes des seventies, qui avaient voué aux gémonies l’homme, c’est que justement elle ne se situe pas plus « du côté des vulves que du pénis »
D’où le titre de mon billet, « un féminisme pour tous » (et chez elle le titre du chapitre IV, « Coucher avec l’ennemi », à l’ironie grinçante à l’endroit de ce féminisme-là, misandre)
Quant au mot de la fin, que vous relevez, dans un chapitre intitulé « Salut les filles », notez ces lignes qui précèdent : « Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l’échangisme, il n’est pas seulement question d’améliorer les salaires d’appoint (et moi je rajouterai la féminisation de l’orthographe). Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. »
Le féminisme, tel que le définit Despentes, ne s’assimile plus à la dénonciation des privautés patriarcales : c’est une sommation à en finir avec un société qui s’est construite sur la distinction des genres.
De là, l’injonction récurrente, tout au long du livre, à une libération des hommes (c’est logique d’ailleurs, de quoi peuvent se libérer les femmes qui ne soit pas sans conséquence sur la posture masculine, et vice-versa ?)
Quelques phrases :
« La virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l’assignement à la féminité. » (p.30)
« Si nous n’allons pas vers cet inconnu qu’est la révolution des genres, nous connaissons exactement ce vers quoi nous régressons. » (p.31)
« Ce qui explose, quand explosent les censures imposées par les dirigeants, c’est un ordre moral fondé sur l’exploitation de tous. La famille, la virilité guerrière, la pudeur, toutes les valeurs traditionnelles visent à assigner chaque sexe à son rôle. Les hommes, en cadavres gratuits pour l’Etat, les femmes, en esclaves des hommes. Au final, tous asservis, nos sexualités confisquées, fliquées, normées. » (p.116)
« À quand l’émancipation masculine ? » p.154
À noter, de très beaux passages sur la prostitution, qui rappellent Grisélidis Réal, où l’homme est traité avec bienveillance (« Dans ma petite expérience, les clients étaient lourds d’humanité, de fragilité, de détresse » p.70)
Qu’est-ce que la « King Kong Theorie » ? La « métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres » (p.120)
Ainsi quand j’utilise le mot de « queer », c’est selon son acception d’"écart" ou de "résistance" par rapport à la tyrannie de la norme, et notamment celle des genres.
À d’autres moments cependant, je trouve Despentes encore « prisonnière » de cette bipolarité féminin/masculin, contre laquelle elle s’insurge.
Son chapitre sur la pornographie est assez ambigu à cet égard. On sent chez Despentes l’influence des « féministes pro-sexe »… Pourtant, si elle note la vision hétérocentrée du porno (« Le X est aussi la façon qu’ont les hommes d’imaginer ce qu’ils feraient s’ils étaient des femmes, comme ils s’appliqueraient à donner satisfaction à d’autres hommes, à être de bonnes salopes, des créatures bouffeuses de bites. (p.109) » ; « Les hommes seuls imaginent le porno, le mettent en scène, le regardent, en tirent profit et le désir féminin est soumis à la même distorsion : il doit passer par le regard masculin » (p.110)), elle continue à écrire que le corps féminin y est « mis en valeur ». Mais de quel corps au juste parle-t-elle ?
D’après Despentes, le porno (hétéro) déclenche des cris d’orfraie parce qu’il transgresse le tabou suivant : « Dans les films, la hardeuse a une sexualité d’homme » (p.108. Et Despentes d’ajouter : « Pour être plus précise : elle se comporte exactement comme un homosexuel en back-room (…) Elle veut du sexe, avec n’importe qui, elle en veut par tous les trous et elle en jouit à tous les coups. Comme un homme s’il avait un corps de femme. »
Comment peut-on à la fois dénoncer l’asservissement de la femme et penser son corps uniquement comme un réceptacle ? Justement, et c’est là que le bât blesse dans le porno hétéro, c’est que jamais on ne verra un homme se faire prendre par une fille… Or, si une femme baisait « comme un homme », c’est ce qu’elle s’empresserait de faire !
Pourquoi ne pas avoir évoqué le porno lesbien (réalisé par des femmes, j’entends) ? D’autant plus que Despentes fait l’aveu de son goût des femmes dans le dernier chapitre de son livre, quand elle évoque Thérèse et Isabelle, le roman de Violette Leduc au sujet duquel Simone de Beauvoir aurait écrit après l’avoir lu : « Quant à publier ça, impossible. C’est une histoire de sexualité lesbienne aussi crue que du Genet » : « Moi, je suis de ce sexe-là, celui qui doit se taire, qu’on fait taire (p.148) » (on entend la Djuna Barnes de l’Almanach des Dames, quand elle définit le lesbianisme comme « l’anomalie qui réclame le nom caché ».)
Rédigé par : Eli Flory | 15 avril 2007 à 20:22