Philippe Beaussant a rassemblé ici, venues des quatre coins du monde, les recettes de ses amis mélomanes, qu’il les ait reçues « par lettre, par télécopie » ou prises sous la dictée pressée d’un gastronome, sur le coin d’une nappe : soupes, tartes ou tourtes, ragoûts, desserts, artichauts ou tomates, truffes ou morilles, autant de compositions orchestrées par un contempteur de la « molle bouffe »…
Fruit de mille réjouissances et divertissements, ce livre est un régal, selon le sens que le mot possédait aux siècles de Monteverdi le mantouan ou du Bach de la Catharinenstrasse à Leipzig. Le lien entre Philippe Beaussant, spécialiste de musique baroque, la cuisine et le vin est alors tout trouvé : « Comme la musique, le Vin est échange et partage » écrit Pierre Dumoulin, qui a collaboré à l’ouvrage. Rencontres entre chefs d’orchestre, sopranos et musicologues, alliances subtiles entre mets et vins, passerelles entre les arts, « de la vue à l’ouïe, de l’oreille au goût » il existe des « liens étroits », selon un idéal tout rabelaisien : « O bouteille / Pleine toute / De mystères / D’une oreille / Je t’écoute / Ne diffères. »
Les plaisirs de la bouche sont élevés au rang des Beaux-Arts, à l’image des multiples variations autour de la préparation du cassoulet, « un des chefs-d’œuvre de la cuisine : « art, science, savoir-faire… » commandent à son élaboration, fruit de « secrets bien gardés », à l’instar de « celui de l’emploi de l’huile dans la peinture des frères Van Eyck » et des « mélanges des poudres dans l’atelier de Rubens ». Ainsi, cette veuve de Castelnaudary, réputée pour préparer le meilleur cassoulet de la ville, qui renvoie Curnonsky et ses amis venus lui demander le plat pour le soir : « Je regrette, messieurs (un peu méprisante). Un bon cassoulet se prépare à l’avance. Pour ce soir, il ne saurait en être question. Revenez demain, si vous voulez. »
Préludes, fougasses et variations : le titre dit la composition de l’ouvrage : des recettes réparties selon des chapitres mêlant le lexique de la musique à celui des arts de la table, précédées de « préludes » et « de fugues » conçues comme des digressions étymologiques, anecdotiques, historiques au sujet des recettes présentées. Des recettes aux multiples variations, comme celles de la daube ou du risotto. En contrepoint, les suggestions de Pierre Dumoulin, sous la forme de brefs commentaires, assortis de l’adresse du domaine mis à l’honneur. Dumoulin n’impose rien, il propose. Ses choix sont personnels, nécessairement arbitraires. L’ouvrage ne saurait être un guide à l’usage de consommateurs pressés. Pas de fiches techniques mais plutôt des notices inspirées par la passion d’un certain type de vins. Dumoulin fait la part belle aux « artistes du vin ». Au total, une quarantaine de domaines cités, à l’exception notable du vignoble bordelais. Il privilégie les vins désignés comme « des produits de qualité », loin de l’esprit de la « viticulture plus ou moins industrielle ». Il note l’« évolution des mentalités de certains viticulteurs » qui refusent les rendements pléthoriques et travaillent la vigne « dans le respect absolu des sols et la sauvegarde de leur infinie variété ».
Le point d’orgue de cet ouvrage ? Nous apprendre peut-être, selon l’expression heureuse de Colette, « à gaspiller, sagement, le temps ». En cela, manger et boire à l’unisson deviennent une manière d’être au monde. Ce recueil est parcouru de bout en bout d’une réflexion sur le Temps : le temps révolu où Brillat-Savarin composait un régime-type à l’intention des femmes qui voulaient « acquérir embonpoint », le temps qu’il fallait à nos grands-mères pour préparer une daube digne de ce nom, celui que les mots gardent en mémoire… le temps qu’il fait et le temps qui passe, mis en bouteilles par des Monteverdi du vin. Racan, si peu baroque pourtant, tout disciple de Malherbe qu’il fut, ne conseillait-il pas à son ami Maynard un carpe diem bien particulier ? : « Buvons, Maynard, à pleine tasse,/ L’âge insensiblement se passe, / Et nous mène à nos derniers jours ; / L’on a beau faire des prières, / Les ans, non plus que les rivières, / Jamais ne rebroussent leur cours. »
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