« Le style, c’est l’homme », la formule est connue. Ce qui l’est moins, c’est le paradoxe incarné par son auteur, Georges-Louis Leclerc de Buffon, passé à la postérité pour une phrase qu’il n’a pas écrite ! Dans le discours qu’il prononce à l’Académie française, où il est reçu le 25 août 1753, Buffon disserte sur le style : « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité: la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité: si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. »
On se tromperait en prêtant au savant naturaliste la défense d’un « spontanéisme » romantique, dont on traquerait en vain la trace dans son Discours du style… Si pour Buffon, le style est l’expression singulière d’une personnalité, il ne se réduit pas au seul jaillissement d’une intériorité. Il est à chercher plutôt dans le regard original et pertinent posé par un artiste sur son sujet. Un écrivain comme Beaumarchais avait une idée très « personnelle » de la fulgurance de son propre génie ; passé maître dans l'art de la saillie, n’écrivait-il pas, le 30 août 1777, à Mme de Godeville qu’il avait « le style un tant soit peu spermatique » ? André Gide n’en déplorait pas moins dans son Journal, à la date du 29 mai 1935, la flasque naïveté de ses deux premiers drames : « Quelle admirable confirmation de « mon proverbe de l’enfer » (C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature) je trouve dans Les Deux Amis de Beaumarchais et même dans son Eugénie (où pourtant il y a quelques scènes charmantes.) » Chez le diariste, cette formule figure en plusieurs endroits, précisée à la date du 2 septembre 1940 ; un pied-de-nez à la fâcheuse tendance de l’époque, consistant à tenir les écrivains responsables des défaillances de l’armée française, du fait de leur littérature amollissante et peu virile, littérature dont l’auteur du Corydon et de L’ Immoraliste passait pour l’un des plus beaux fleurons: « J’ai écrit, et je suis prêt à réécrire encore ceci qui me paraît d’une évidente vérité : c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. » Dans une tribune du journal Le Monde, datée du 19-20 octobre, Pierre-Yves Jeannet laboure dans le sillon fertile creusé par Gide : « Il n'est pas correct politiquement, me dit-on, de réfuter ou critiquer Le Clézio, tellement porteur, en ces temps de grande confusion, de bons sentiments, de nobles causes. Il fait donc l'unanimité. Or les bons sentiments et les causes justes ne produisent pas nécessairement de bonnes phrases, et la littérature n'appartient pas au domaine du sentiment. »
Les « bon sentiments » de Jeannet seraient-ils du même acabit que les « beaux sentiments » gidiens, tels que ce dernier les définit, « les trois quarts du temps des sentiments ″tout faits″ » ? Selon Gide, « le véritable artiste, consciencieusement, n’habille que sur mesure. » Couronné par l’Académie suédoise en 1947, aurait-il lui aussi taillé un costard à Le Clézio ? À cette question, je ne saurai répondre. Ce qui est sûr, c’est que la diatribe de Jeannet ne pouvait passer inaperçue, à lire les phrases provocantes avec lesquelles il aiguillonne la vindicte populaire. Qu’importe la véracité de ses assertions ou l’honnêteté de son procédé, l’enjeu de la querelle est ailleurs, dans la qualité même des réactions suscitées par l’articulet.
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