L’essence du libertinage n’est pas tant à rechercher dans l’acte sexuel en lui-même que dans l’acte textuel où il s’origine et rayonne de tous ses feux. Le liseur et le baiseur se donnent le change. Le libertinage est d’abord une affaire de plumes. « Nous avons tous du génie dans la position horizontale et les yeux clos » écrit André Hardellet dans Lourdes, lentes. Au siècle des libertins, nous avons davantage de génie encore un livre à la main. « On demandait ces jours-ci à une femme d’esprit du grand monde si elle avait lu Le Portier des chartreux » note Collé dans son journal. « Non, répondit-elle ; ce n’est point par aucun scrupule, mais je ne puis souffrir ces livres qu’on ne lit que d’une main. » Wald Lasowski a raison quand il écrit, dans la préface du Tome 1 de la Pléiade que « le roman libertin atteste à sa manière que le livre exerce une influence (…) qu’il agit effectivement sur le corps et l’esprit du lecteur. Lire entre dans le vaste mouvement du monde. » C’est que « l’essence de la volupté », selon la définition que donne Stendhal de la littérature libertine, se trouve dans le lire avant d’être dans le faire. Au lit sans sommeil, les héros libertins ont tôt fait de changer la lecture en une posture amoureuse. Le Sopha de Crébillon peut en témoigner, lui qui pour expier ses abus sensuels a été réincarné en lit de repos. Il y reçoit autant de couples énamourés que de liseurs désoeuvrés. Fatmé la vertueuse, malgré la volonté qu’elle en a, ne résiste pas à la tentation du livre prohibé : « Le livre qu’elle avait pris le dernier ne me paraissait pas être celui qui l’intéressait le plus. C’était pourtant un gros recueil de réflexions composées par un brahmine. Soit qu’elle crût avoir assez de celles qu’elle faisait elle-même, ou que celles-là ne portassent pas sur des objets qui lui plussent, elle ne daigna pas en lire deux, et quitta bientôt ce livre, pour prendre celui qu’elle avait tiré de l’armoire secrète, et qui était un roman dont les situations étaient tendres et les images vives. » Le Sopha est idéalement placé pour savoir qu’en ce bas-monde, il y a bien peu de femmes vertueuses…
Autre lectrice rompue aux charmes de la lecture, l’héroïne de Félicia ou Mes Fredaines, qui se méfie avec raison des livres. Les ruses de Sylvina pour séduire Monrose ont de quoi l’inquiéter : « Le piège favori était de le faire appeler le matin, pour le faire lire à son chevet. Alors c’était un bras, un téton qu’on laissait voir ; puis l’on avait chaud, l’on se découvrait, ou bien il s’agissait de quelque puce incommode. »
Le réel et la fiction se confondent dans l’excitation du corps. Lire devient un acte performatif. Wald Lasowski nous peint la scène, comme si on y était : « Voici le jeune héros des Sonnettes qui se retire dans as chambre, impatient de dévorer une brochure intéressante. Il l’abandonne bientôt pour admirer dans la chambre de l’hôtel voisin une jeune personne saisie de fureur érotique à la lecture d’un livre. La jeune fille lit à la bougie. Sa respiration se précipite, son sein se soulève, sa main s’égare (…) Et le lecteur des Sonnettes se « projette » à son tour. Du lecteur véritable au jeune marquis lisant, du marquis à la jeune fille émue par la lecture, jamais le pas de la fiction n’a été aussi glissant. »
Le dé-lire suscité par le livre emporte tout sur son passage, jusqu’au visage de l’autre où l’on guette les traces de ses émois, où l’on lit le plaisir. On trouve dans la littérature libertine une physiologie de l’amour comme il existe chez Brillat-Savarin une physiologie du goût. Dans La Nuit et le Moment, de Crébillon, Clitandre épie chez Julie les manifestations physiologiques de sa prochaine rémission :
« Un soupir assez tendre, cette rougeur que le désir et l’attente du plaisir font naître, si différente de celle que l’on ne doit qu’à la simple pudeur, des yeux où brillait l’ardeur la plus vive, et qui trahissaient l’air sévère qu’elle avait pris, tout enfin m’annonça qu’elle ne demandait pas mieux que de s’instruire ; et je ne sais quel air ironique qu’au milieu de tout cela je lui remarquais m’apprit en même temps que je ne viendrais pas aisément à bout de son opiniâtreté. » Le déduit, comme le refus, deviennent signes à déchiffrer, langage à double-entente, à destination du séducteur et du lecteur.
Quoi d’étonnant alors que le relâchement des mœurs n’aille pas l’amble avec le relâchement de la censure. Les censeurs de toutes obédiences se méfient du roman comme de la peste. À raison. Le texte présente plus de dangers que le sexe. Il enflamme l’imagination. Il est le grand tentateur. L’abbé Jacquin, futur chapelain du comte de Provence, historiographe du comte d’Artois dénonce en 1755, dans ses Entretiens sur les romans, « les folles productions de l’imagination » qui conduisent le lecteur à sa perte. Selon la formule heureuse de Wald Lasowski, « le roman serait le péché originel de la littérature. » Les inquisiteurs eux-mêmes n’y échappent pas et ne peuvent s’empêcher de goûter à la pomme de la discorde. Jacquin a succombé, bien qu’il se débatte vainement contre la tentation. À l’évocation de Crébillon et la Morlière, il se flagelle : « Mais qu’ai-je fait moi-même ? Pourquoi rappeler au jour des objets que j’essaie d’ensevelir dans un oubli éternel ? Tirons plutôt un voile chaste et pudique sur ces peintures obscènes. »
Un siècle auparavant, le Père François Garasse avait rendu sympathique Théophile de Viau, à force d’imprécations, et fini par susciter le désir du lecteur.
La condamnation du livre subversif trouve un écho jusque dans la fable. Dans le Sopha de Crébillon, la sultane mariée à Schah-Baham, qui pour combattre l’ennui exige « de la conversation, dénonce l’art du conteur : « Trop heureux encore si ces misérables fables ne gâtaient que l’esprit et n’allaient point par des peintures trop vives, et qui blessent la pudeur, porter jusqu’au cœur des impressions dangereuses. » Quant à la très vertueuse Almaïde, elle s’en plaint au non moins vertueux Moclès : « Il est vrai que j’ai tout craint, surtout ce désoeuvrement dont vous venez de parler, et ces livres, et ces spectacles pernicieux qui ne peuvent qu’amollir l’âme. »
Mais qu’importe ! La censure, comme le parfum d’interdit qui plane sur les romans, font les beaux jours de la littérature libertine : « L’ouvrage clandestin va jusqu’à subvertir le système chargé de l’étouffer. Rien n’est plus recherché. Les censeurs sont eux-mêmes auteurs de romans prohibés », telle est l’ironie du sort que souligne Wald Lasowski. Godard de Beauchamps, l’auteur de l’Histoire du prince Apprius, commence dans les années 170 une carrière de censeur. Un ordre du roi, daté du 24 juin 1737, le nomme inspecteur de la Librairie, ce qui revient à le promouvoir à l’inspection générale de la censure. À la mort de son père, en juin 1762, Crébillon hérite de ses pensions allouées pour ses activités de censeur. Celles-ci consistent, pour les quelque cinq cents censeurs royaux recrutés principalement parmi les gens de lettres, à accorder ou refuser, après examen des manuscrits, « l’approbation » qui autorise leur impression !
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