Jeux de plume, affaires de langue, voilà ce qu’est le libertinage. Il est du côté de l’esprit, au dessus de la ceinture bien plus qu’en dessous et s’appréhende comme un art de la conversation. Entrons avec le Sopha dans la maison d’ Almaïde et de Moclès, « couple vertueux » qui mêle pourtant « à la morale des peintures du vice un peu trop détaillées. » Entre eux, le discours échangé sur la vertu mène à l’égarement des sens. Moclès ne peut résister à la tentation d’entendre raconter de la bouche d’Almaïde la seule aventure qui aurait pu lui faire abandonner ses résolutions vertueuses. Elle raconte :
- « Il s’approcha de moi et, me prenant brusquement entre ses bras ; il me renversa sur un sopha. Dispensez-moi, de grâce, du reste d’un récit qui blesserait ma pudeur et qui, peut-être, troublerait encore mes sens.
- « Non, interrompit Moclès, vous me direz tout »
Le roué en devenir pressent le pouvoir érotisant de la parole. Mais ce « démon de la conversation », à l’œuvre chez Crébillon, ne présente pas le seul danger de vaincre les résistances et les bonnes résolutions de nos prudes. Il menace aussi le genre et sa substantifique moelle. Wald Lasowki le note : « La conversation tient lieu de libertinage (…) Il y a un risque que le sexe – serré dans les filets de la conversation, englouti dans le mouvement de l’allusion - soit perdu de vue à force d’être passé sous silence. » Sous la plume d’un Crébillon ou d’un Duclos, la vie organique et sexuelle se dit sur le mode de la suggestion. Que lit-on de Meilcour, au lit avec Mme de Lursay, après une première étreinte ? En guise de détails licencieux de ce qui pourrait bien advenir, de simples allusions au ressenti des sens : « Ses charmes flattaient mes sens, et mon amour, qui me paraissait prodigieux, se communiquait à mon âme, et y répandait le trouble le plus flatteur. »
Le sultan Schah-Baham finit par s’impatienter des contes trop bavards de son Sopha : « Divertissez-moi, et trêve, s’il vous plaît de toutes ces morales qui n’en finissent point et me donnent la migraine. Vous aimez à faire le beau parleur ; mais, parbleu ! J’y mettrai bon ordre, et je jure, foi de sultan, que je tuerai le premier qui osera me faire une réflexion. » C’est qu’il y a dans la grammaire autant de postures amoureuses que peuvent en prendre les amants alanguis : chiasmes, parallélismes, périphrases, logogriphes, anagrammes, toutes les figures du discours célèbrent d’abord le plaisir du « bien dire » avant celui du « bien jouir ». Le persiflage ou l’art de médire, cher aux libertins, et la « mauvaise langue », pratique sexuelle, ne font qu’un. Les bruits de couloirs, les secrets d’alcôves, les secrétaires fouillés précèdent les étreintes et les pamoisons.
Du boudoir au foutoir, il n’y a qu’un pas… et une lettre. Tous les auteurs libertins ne jouent pas dans la même cour. Le libertin, c’est avant tout cette « figure capitale » évoquée par Wald Lasowski, « répandue à partir du Palais-Royal au-delà du cercle intime des amis du régent, qui ‘impose à la Cour et dans les salons, dans la société comme dans le roman. Initiateur, maître du jeu, séducteur, cruel, sûr de lui, le roué est l’homme à la mode, l’homme du grand ton, le libertin par excellence (… ) Puisque la noblesse ne croit plus aux « vertus » qui la fondent (et qui la justifient), puisque être noble n’est plus qu’un exercice, le libertin ne se reconnaît qu’une seule exigence : être à la hauteur de sa réputation. Telle est sa gloire et son prestige, et le service du libertinage. » Figure tutélaire à la tête du trône, le Régent, duc d’Orléans, tient Rabelais en guise de Missel le soir de la messe de Noël. Louis XV refuse de faire ses Pâques, préférant courir orgies et beuveries. Mais la cour des miracles regorge aussi de libertins. Les rapports de police l’attestent. Prostituées, ivrognes, joueurs, violeurs, couples adultères, homosexuels envahissent les « nuits de Paris ». La femme du monde trouve son pendant dans la fille du peuple. Ainsi, les auteurs libertins composent sur tous les registres : la galanterie chez Crébillon, le cynisme des filles chez Fougeret de Monbron, l’obscénité chez Gervaise de Latouche … Le souci de l’élégance et la trivialité se disputent le Siècle. Crébillon excelle dans « l’art de gazer les plus fortes obscénités » mais le voile tombe si on lit l’Histoire de dom B, où il n’y a plus de sous-entendus qui vaillent la peine d’être écrits. Le Père Saturnin, guidé par le père Casimir, ne disposera à sa guise de Marianne « à la peau la plus douce », « aux tétons les plus durs et les plus mignons », « au le con le mieux formé » qu’à une seule condition. Saturnin s’en enquiert :
« Quelle est-elle cette condition, que faut-il donner, mon sang ?
- Non
- Quoi donc ?
- Votre cul
- Mon cul ! Hé que diable en feriez-vous mon père ?
- Oh, répondit-il, c’est mon affaire
L’envie d’être bientôt sur Marianne fit que je n’insistai pas sur la proposition du père. Je me mis bientôt en devoir d’enconner ma charmante, et mon bougre de m’enculer : elle se coucha sur le banc qui nous servait de siège ; et je m’étendis sur elle, et le père sur moi : quelque douleur que je sentisse, et quoique Casimir me déchirât, le plaisir d’en faire autant à la nièce, dont le con souffrait plus de la grosseur de mon vit, que mon cul ne souffrait de celle du vit de son oncle, me consolait de mes peines. »
L’art de la mise en scène l’emporte sur les beaux discours. Ce sont les corps qui parlent : « La langue obscène va droit aux mots nus avec une évidence immédiate qui est sa force de frappe. Si, en un sens, les héros de Crébillon ou de La Morlière conduisent à l’abstraction sur le plan de la pratique sexuelle (que font au juste les amants ? se demande parfois le lecteur), la langue obscène s’en tient au graffiti dans l’expression outrancière, animale, du trait » écrit Wald Lasowski… Et d’évoquer la pièce du comte de Caylus, Le Bordel ou le Jeanfoutre puni, paru en 1732, où Valère va droit au but :
« Mme DRU : Que voulez-vous donc faire dans cette chambre que vous demandez ,
VALERE : Y foutre.
MME DRU : Et qui ?
VALERE : Un con. »
Mais tant de libertés prises dans le dire possèdent ses effets pervers. Quelques années plus tard, avec la littérature pamphlétaire, les limites du genre seront-elles peut-être atteintes : le libertinage s’arrête là où la pornographie commence, qui fait fi du textuel comme préliminaires à la survenue du déduit. Le récit s’épuise pour ne plus laisser place qu’aux postures, aux vociférations, aux gémissements exigés par la quête de la jouissance.
Location Appartement Marrakech
Rédigé par : cityred morocco | 30 avril 2009 à 00:33