En cette année 2005, on ne fêtera pas uniquement le centenaire de la naissance de Sartre et de quelques-uns de ses amis, mais aussi le cinquantième anniversaire de la revue des Temps Modernes. Michel-Antoine Burnier écrit, dans le Hors-série du Magazine littéraire consacré à Sartre : « Une revue : de nos jours, cela ne passe guère le trimestre et les mille exemplaires, à moins qu’il ne s’agisse d’un vestige, comme la Revue des deux mondes. En 1945, c’était tout autre chose : on se souvenait de Léon Blum et de la Revue blanche, de Péguy et des Cahiers de la quinzaine, surtout de l’entre-deux-guerres, les revues surréalistes et la Nouvelle Revue française. Une revue se présentait comme une institution, une école politique et littéraire, avec sa doctrine et ses lecteurs fidèles. » Cinquante ans plus tard, alors que la presse nationale est dite à l’agonie, il apparaît, à première vue, que de nombreux magazines aient renoncé à une ligne éditoriale clairement définie, privilégiant une « ligne commerciale », imposée par les diktats de la publicité et de la distribution, la concentration des médias renforçant l’impression de « déjà vu » ou de « déjà lu ». Pourtant, cette semaine, à l’occasion de la mise sur le devant de la Seine de la littérature russe et de la commémoration de la naissance de Sartre, les différents organes de presse semblent avoir oublié, pour un temps, le grégarisme qui dicte trop souvent leurs articles et leurs chroniques. Curieux hasard du calendrier événementiel aussi quand on sait, comme le rappelle Marc-Antoine Burnier, que lorsque « l’Occcident découvre l’existence des camps soviétiques », ce sont « les Temps modernes qui les dénoncent parmi les premiers »
En 1966, les Temps modernes avaient publié trois nouvelles d’Alexandre Soljenitsyne. Et pourtant en 1974, lors de la sortie de L’Archipel du Goulag, Sartre traite l’écrivain soviétique d’ « élément nuisible » qui aurait subi de longues années, sans protester, l’idéologie de son pays. C’est en 1978 seulement qu’il verra dans l’ouvrage « un témoignage essentiel. »
Si, à la rédaction du Figaro, on a pris très clairement parti pour la pensée de Raymond Aron en lui consacrant un article par jour - sans parler de l’accroche de Paul-François Paoli dans le Figaro littéraire, assez explicite pour se passer de commentaires : « Sartre, la nausée ? » - au Monde et à l’Humanité, on se préfère sartrien. Si Dominique Fernandez, du Nouvel Observateur, se laisse gagner par le lyrisme dont il est coutumier quant à la littérature russe, Tristan Savin, du magazine Lire, attire l’attention de son lecteur sur un Moscou « longtemps synonyme de froid, de terreur, d’avenues grisâtres, d’odeurs d’oignon et de vitrines désespérément vides. Un cadre idéal pour installer le climat d’un roman d’espionnage ». Le Figaro littéraire, parti sur les traces d’Alexandra Marinina et de Boris Akounine, parle de « Moscou la boueuse ». On est loin des mots d’un Blaise Cendrars qui, en 1905, il y a cent ans aussi, alors qu’il fréquentait les anarchistes russes écrivait : « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ». On ne voit bien qu’avec le cœur, c’est connu… Si bien que même le magazine Lire a renoncé à chroniquer le dernier roman de Bénier-Bürckel, poulain remuant de Beigbeder, directeur de collection de Flammarion et chroniqueur… à Lire ! Au Coq, on se demande si cette fameuse « pensée unique » n’était pas qu’un mauvais rêve. Pour un temps, on se croirait revenu à l’époque bénie de Sartre, d’Aron et de Nizan !
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